mercredi 26 mars 2014

Carnet de voyage au pays des Tsars (1) : Le jour où l’Histoire bégaya - Dimanche 16 mars 2014

Les prémices d’un voyage à l’étranger sont reconnaissables avant même de quitter chez soi. Elles
 commencent par l’obtention du visa. Le Consulat Général de la Fédération de Russie à Casablanca nous a accordé une écoute attentive et des formalités rapides. Avec le sourire en prime. Si, naturellement, je connaissais le but de mon voyage, j’étais cependant loin d’imaginer ce qui nous attendait dans le pays des nouveaux Tsars. Bien des amis n’ont pas compris que je me rende dans ce pays lointain, un jour de tension internationale. Mais la vie choisit souvent pour nous, n’est-ce pas ?
Samedi 15 mars 2014. 20:10. Décollage du Boeing 737 de la Royal Air Maroc pour Moscou. Cool vol de nuit non-stop. 
Dimanche 16 mars 2014. Jour du référendum en Crimée sur un rattachement à la Russie. Arrivée à 6 heures du matin dans un aéroport sans âme. Des fonctionnaires encore endormis. Nous sommes les seuls arrivés. Il fait encore nuit dehors. Ciel nuageux. Alternance de pluie et de neige légère. Dans le taxi qui nous mène vers la ville, je vois les immeubles défiler. Mastoc. Comme si leurs architectes voulaient, ou avaient pour instruction, d’en imposer au regard par une démonstration de puissance.
Arrivé à l’hôtel, je suis pressé de connaître l’opinion des moscovites sur le référendum en Crimée. Un tout petit sondage me suffit. Je demande son avis à Mitri, le chasseur qui nous conduit à notre chambre. Fascistes ! me répond-il à propos du nouveau pouvoir à Kiev. La messe est dite.
Après une matinée de repos, nous commençons par le must de tout visiteur fraîchement débarqué à Moscou. L’incontournable ballade dans la Place Rouge. Le lieu est encore hanté par les fantômes de Staline, Kroutchev, Kossyguine, Podgorny, Brejnev, qui trônent de leurs statures du haut du Mausolée de Lénine, sous les remparts du Kremlin. Immobile au milieu de la place, je suis submergé d’une rare émotion. Comme si je découvrais ce lieu mythique pour la première fois. Les scènes de la guerre froide défilent devant mes yeux, comme si c’était hier.
Depuis la Place Rouge, la capitale de l’empire soviétique faisait trembler le monde ! Aujourd’hui, ce lieu mythique abrite ou jouxte des monuments chargés d’histoire : le Mausolée de Lénine, le Kremlin et la basilique Saint-Basile-le-Bienheureux aux bulbes féériques. Esplanade de 52.000 m² réservée exclusivement aux piétons, la Place Rouge était déjà au centre de la vie publique au XVème siècle dans la mesure où on y organisait les cérémonies officielles, on y donnait lecture des oukases, et on y rendait la justice. Au XVIIème siècle, elle devient la Place Rouge (Krasnaïa), une couleur qu’elle doit ni aux briques rouges environnantes, ni à la couleur fétiche du communisme. Car la traduction exacte de son nom russe est la « Belle Place ». Plusieurs villes russes comme Souzdal, Lelets, ou Pereslavl-Zalesski ont d’ailleurs leur « Place Rouge ».
Au milieu des touristes, pour la plupart locaux, de nombreux agents en uniforme, et de bien d’autres agents invisibles, nous faisons une rencontre inattendue avec un couple français. Leur échange dans la langue de Molière ne pouvait m’échapper au milieu de la marée de slaves qui déambule devant l’église Saint-Basile-le-Bienheureux. Je m’immisce dans leur conversation. Norbert et Valérie sont heureux de deviser avec des francophones.
Curieux ce que peuvent échanger des étrangers qui viennent de se connaître à peine. Nous refaisons le monde en quelques minutes. Moi qui pensais connaître tout de la politique française, j’en suis pour mes frais. Le couple m’apprend qu’il est devenu difficile de dire ouvertement ce que l’on pense dans le pays de « Liberté, Égalité, Fraternité », sans être taxé d’être anti-ceci ou anti-cela ! Sous le pouvoir socio-démocrate ! Je demande s’il y a une alternative. La droite n’est pas meilleure me répondent-ils. Et l’avenir ? Ils n’en voient pas.
Juste devant le Palais du Kremlin, une femme russe manifeste, seule, un panneau à la main avec la photo de Poutine agrémenté de poils drus et de crocs de diable, sous les yeux goguenards des nombreux policiers qui peuplent la place ! Qui a dit que l’on ne pouvait pas s’exprimer librement au pays des nouveaux Tsars !
La nuit tombe rapidement sur Moscou. Des trottoirs tristes longent des immeubles imposants. Nous n’osons pas nous éloigner des alentours de l’hôtel.  Pas de café où s’attabler. Nul restaurant accueillant. Ou alors, il faut les chercher. La signalétique et les noms des rues sont indéchiffrables pour nous. Nous ne parlons pas russe. Bizarrement, il nous semble voir l’œil de Big Brother à chaque coin de rue. Au moins, la sécurité règne. Le froid nous chasse des rues déjà désertes. Nous décidons de fuir le vent qui gèle les oreilles, meurtrit les narines, et assèche la peau du visage, pour nous réfugier dans l’hôtel situé juste à deux pas de la Place Rouge.
Dans le hall de réception de l’hôtel, les agents de sécurité nous semblent plus nombreux que les clients. La tension est palpable dans l’air. Difficile d’aborder le seul sujet qui me préoccupe avec qui que soit. Ce qui se passe en Crimée. Il ne reste plus que la télévision pour passer la soirée, combattre le décalage horaire, et se tenir au courant de ce qui agite le monde. L’issue du référendum en Crimée, quant à elle, ne fait pas de doute.
L’histoire est en train de bégayer. Peut-être de se réécrire.

À suivre

Rida Lamrini - 26 mars 2014



mercredi 12 mars 2014

L'écran noir


Mon écran d’ordinateur est désespérément noir. Ou blanc. Peu importe. Il est vide. Je  n’arrive pas à coucher la moindre phrase. Le moindre mot. Manque d’idées ? Pas vraiment. Plutôt pléthore. Les sujets s’entrechoquent dans ma tête. Lequel traiter dans le magma d’informations et d’événements ?
Tout à mon flottement, je vois l’écran s’iriser graduellement d’une lumière verte, illuminant mon bureau d’un halo singulier. Le phénomène m’est devenu familier. Je connais la suite. Un bourdonnement sourd s’ensuit. L’écran s’assombrit quelque peu. Mes applications se referment. Mon extra-terrestre est en train de me contacter via mon ordinateur. Ce n’est pas sa première visite. Pourtant, je suis aussi excité qu’à la première fois. Des lettres s’affichent sur l’écran, puis des mots, puis des phrases.
Bonjour terrien.
Une question me brûle cette fois-ci les lèvres :
– Vous êtes en contact avec d’autres terriens que moi ? lui demandé-je pour la première fois.
Vous êtes quelques-uns dans ce cas. Nous étudions votre civilisation en vous observant. Je te contacte cette fois-ci pour corroborer nos études à travers ta perception de ce qui se passe en ce moment.
Je suis sidéré. Comment le simple terrien que je suis peut-il présenter autant d’intérêt pour une civilisation avancée du monde interstellaire ! Ou ne suis-je finalement que cette bactérie observée par d’éminents chercheurs à travers leurs microscopes électroniques ! Conscient de ma condition d’atome dans l’univers cosmique, je me plie aux expérimentations de mon chercheur et lui livre les tourments qui agitent mon monde infinitésimal :
– Vois-tu, dis-je à mon visiteur d’outre-atmosphère, je suis perplexe devant l’amas de sujets. Je ne sais lequel traiter dans ma chronique de cette semaine. J’ai pensé au début au 8 mars et à la fête des femmes. Or, j’ai déjà abordé ce sujet dans Les fleurs, ce sera pour un autre jour. Sauf à me répéter, je n’ai pas envie de reparler de l’hypocrisie des hommes envers les femmes. Ils les violentent verbalement, sexuellement, physiquement toute l’année, et leur souhaitent bonne fête un jour.
– Effectivement, dans certains pays, jusqu’à 70 % des femmes assassinées l’ont été par leur partenaire. Dans d’autres, une femme est tuée par son compagnon tous les trois jours. Partout, par-delà les frontières, la fortune, la race ou la culture, des femmes subissent des actes ou des menaces de violence. En temps de guerre comme en temps de paix, elles sont battues, violées, mutilées en toute impunité.
– Je voulais aussi parler de ce sentiment de perplexité devant une économie qui, par certains côtés présente tous les indices d’évolution dynamique, et par d’autres semble totalement figée.
Mon extra-terrestre ne réagit pas. Il m’écoute, ou plutôt… m’observe. Je me demande s’il ne serait pas en train de prendre des notes.
– J’aimerais parler de ce qui se passe en Ukraine et de l’onde de choc produite à travers le monde. Mais c’est encore trop chaud. J’attends que ça décante. C’est un phénomène nouveau. Un jour, des peuples se soulèvent comme un seul être pour mettre fin au pouvoir en place. Ça arrive de plus en plus fréquemment dans tous les continents, chaque fois qu’il y a un pouvoir despotique, sourd devant les aspirations de son peuple. Le monde évolue dans l’incertitude. Difficile de prévoir ce qui se passera dans les prochains six mois. Déroutant.
J’attends une réaction de mon extra-terrestre. Je n’en vois aucune. Je poursuis :
–  En fait, je suis perturbé par cet avion de la Malaysia Airlines qui a disparu avec ses 239 passagers. J’ai déjà voyagé avec cette compagnie. Ses équipages sont si courtois. J’ai séjourné à Kuala Lumpur. Les malaisiens sont d’une incroyable gentillesse. Je ne sais si cette disparition est un accident ou le résultat d’un acte terroriste. Auquel cas la race humaine est devenue folle. Ça m’a troublé et c’est pour ça que je suis perdu devant mon ordinateur, incapable d’écrire un mot. Je ne sais où va notre monde.
– Rappelle-toi ce que je t’avais dit, terrien. Votre planète est l’une des plus belles de l’Univers. Riche, généreuse, fascinante. Votre espèce est douée. Vous avez fait de grands progrès. Malheureusement, vos systèmes politiques sont à revoir. Quant à vous, vous ne songez qu’à posséder et accumuler, et non à vivre dans l’équilibre, par la modération et le partage. Vous consommez de façon effrénée, sans penser à régénérer la planète qui vous nourrit. À ce rythme, vous allez vers l’extinction. Maintenant, entre les désordres sociaux qui éclatent ici et là, les politiques aventuristes de certains de vos leaders, et les actes de terrorisme qui emportent des victimes innocentes, il semble que votre planète soit atteinte de folie.
– Dis-moi, tu ne m’aides pas là ! Tu ne fais que compliquer ma tâche ! Je ne sais plus de quoi parler maintenant…
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Mon écran a repris sa couleur… toujours aussi noir.


Rida Lamrini - 12 mars 2014

mercredi 5 mars 2014

La 101ème

Si vous êtes en train de lire cette chronique, alors vous lisez la cent-unième que j’ai publiée depuis le 21 décembre 2011 dans les colonnes d’Aujourd’hui le Maroc. Qu’a-t-elle de spécial à part le nombre 101 ? En politique, cent jours marquent la période de grâce accordée à un gouvernement fraîchement investi. En d’autres occasions, ce chiffre incite à faire la pause pour évaluer le chemin parcouru, mettre les choses en perspective. Coïncidence, nous sommes à J-100 du Mondial de football au Brésil !
Rien de tel en l’occurrence. 101 est juste l’occasion de faire un retour sur un exercice entamé il y a deux ans. Au vu de commentaires ou questions exprimés ici ou là, je souhaite partager le vécu du chroniqueur avec les lecteurs qui me font l’amabilité de s’intéresser à mes élucubrations et aux spécificités de cet exercice particulier.
Il y a deux ans, Aujourd’hui le Maroc m’invita à tenir une chronique chaque mercredi sur ses colonnes. Séduisante, l’idée mais ne m’avait pas emballé au début. Mon expérience d’écriture se limite aux romans et aux essais, et à quelques tribunes libres publiées ici ou là. Or, écrire un roman prend du temps, et se fait en totale liberté, autour d’un seul sujet, sans contrainte ni de temps, ni de délais. C’est un dessein personnel, qui mûrit au gré de l’inspiration et du temps de l’auteur.
La chronique est un exercice d’un tout autre genre, avais-je dit aux responsables d’Aujourd’hui le Maroc. D’abord, un romancier, aussi bon serait-il, n’est pas assuré de faire un bon chroniqueur. Il doit traiter un sujet nouveau chaque semaine, rapidement, en un nombre limité de caractères. Passe encore pour la rapidité de l’exercice, qualité des journalistes, les sprinters, alors que les romanciers sont plutôt des coureurs de fond. On peut s’adapter à tout, me diriez-vous. Mais trouver un sujet nouveau chaque semaine, semaine après semaine, est le véritable challenge. Challenge rendu plus difficile par mon choix de ne pas coller à l’actualité, pour une posture plus en retrait de l’effervescence du quotidien, afin de porter un regard décalé sur nous-mêmes, notre société, nos gouvernants, notre monde.
Voilà pour la philosophie. Restait à la traduire dans la réalité. Là, je nourrissais bien des appréhensions. Écrire des chroniques de temps en temps me semblait envisageable. Écrire une chronique chaque semaine m’apparaissait épuisant. Sur un double plan.
D’abord, l’écriture régulière est une discipline à laquelle il faut s’astreindre. J’envie ceux ou celles qui ont le coup de plume rapide, chez qui cela jaillit d’une traite. Mais, combien même je posséderai une telle faculté, l’angle que j’ai choisi ne s’accommode guère du traitement du sprinter. Il nécessite un investissement substantiel en temps. Chaque chronique d’une page à une page et demie me demande en moyenne trois jours d’écriture, en puisant du temps ici et là dans un agenda surchargé, comme c’est le cas de bien des gens en cette époque d’accélération vertigineuse du temps. Contrairement à ce qu’on pense, écrire ne requiert pas du talent, mais du travail.
Le deuxième problème me paraissait résider dans le choix régulier de sujets qui intéressent un large éventail de lecteurs et de lectrices, non qui relèvent de mes seules préoccupations. Là, j’avais des appréhensions. J’avais peur de m’épuiser, peur de ne pas trouver de tels sujets, peur de lasser le lectorat.
J’ai fini par surmonter mes craintes et répondu affirmativement à Aujourd’hui le Maroc en raison de l’attrait de l’exercice, malgré mon manque d’expérience dans le domaine, et l’absence de modèle à suivre.
D’abord, il m’a fallu éviter le piège du chroniqueur docte, détenteur de la science infuse. Cela incommode, le savoir n’étant l’apanage de personne. Aussi, me suis-je fixé l’objectif de susciter uniquement la réflexion, peut-être partager des inquiétudes, jamais exposer de savantes théories. Si cette ligne de conduite peut être observée au niveau du fond, c’est une autre histoire de la respecter au niveau de la forme. J’ai contourné la difficulté en recourant à des personnages fictifs, acteurs d’histoires imaginaires qui se chargent de véhiculer les réflexions, formuler les interrogations, porter les inquiétudes. C’est ainsi que je vous ai présenté Ba Jalloul (Mon ami Ba Jalloul), Hamid (Le cœur au creux de la main), le père (Conte d’antan… Rêves d’aujourd’hui), la mère (Maman… pourquoi est-ce qu’on écrit), le garçon (Dr Jekyll et M. Hyde), la jeune fille (Maman, je veux faire de la politique), l’extra-terrestre (Vu du ciel).
Est-ce à dire que ce fut toujours facile de trouver un sujet ? Loin de là. Combien de fois j’ai connu la panne sèche et suis resté figé devant l’écran noir, pour ne pas dire la page blanche. Mais mon rendez-vous avec les lecteurs ne peut pas attendre. Ainsi fut née « Le monde n’est pas toujours facile à croquer ». 
Heureusement, bien des fois la chronique se trouve dans ma tête. Il faut juste trouver le temps pour la coucher. Ce genre est le résultat d’une subite inspiration : Les clés du bonheur, d’un coup de cœur : L’héritage des géants, d’un moment rare : La ville où l'on écoute le silence, ou d’une forte émotion : Et puis vint ton tour de partir.
Bien des fois, la chronique est inspirée d’un vécu : Les lutins du bonheur ou Non, tu n'es pas seule, par un personnage particulier : Mon coiffeur, ou suite à une rencontre : Mon chauffeur de taxi.
Les bizarreries de la vie ont dicté des textes tels Exister… mais sur papiers, ou encore Tribulations d’un cycliste en ville. Des fois, c’est un trop plein d’émotion qui déclenche le flot des mots : Quand il ne reste qu’un seul mot, Zahira, Khaoula.
L’état du monde et les inquiétudes qu’il suscite ont été à l’origine de Un monde à comprendre, ou Le temps des incertitudes, ou Illisibles incertitudes. Des moments de doute ont surgi Un jour…, ou M’as-tu vraiment aimée un jour ?
Souvent, las de trouver un sujet, je me lance un défi. Comme si je revenais en arrière à mes années de lycée, je me fixe un thème et me mets dans la situation du potache qui doit rendre une dissertation. Ainsi virent le jour Les néologismes des amalgames et Sommes-nous seuls dans l'Univers ?
Et c’est ainsi que, suivant le cours de la vie et des événements, au gré des situations vécues et des personnes rencontrées, en fonction de l’air du temps et de l’humeur ambiante, les chroniques se sont insensiblement enfilées les unes après les autres, pour former Le chapelet de jours
Après ces deux années, je suis reconnaissant à mes amis d’Aujourd’hui le Maroc qui m’ont ouvert ce domaine exaltant du chroniqueur qui essaie d’appréhender un monde qui ne se laisse facilement croquer… en une chronique.


 Rida Lamrini - 05 mars 2014