Mercredi 19 mars 2014, la
journée.
Je me réveille avec des maux
de tête. J’ai du mal à réaliser où je suis, perturbé par le décalage horaire, l’enchaînement
rapide des événements, la difficulté de comprendre ce qui se passe, et le
désarroi devant les nouvelles incertitudes qui planent sur un monde déjà si difficile
à appréhender.
Je finis par prendre
conscience que je séjourne à Moscou depuis trois jours. Trois jours durant
lesquels l’Histoire n’arrête pas de bégayer sous mes yeux. Ou de se réécrire
peut-être, nous renvoyant à des événements déjà vécus un siècle avant ?
Trois jours durant lesquels j’étais balancé entre un Global Entrepreneurship Congress
qui plaide pour un monde meilleur sous l’impulsion de startups novatrices qui
changeraient nos modes de vie, et une Place Rouge qui fête la renaissance de l’Empire
russe, au grand dam d’occidentaux qui parlent d’annexion d’un territoire, de
retour aux pratiques de temps révolus, de violations du droit international inacceptables
au XXIème siècle.
Dehors, la neige a tapissé
Moscou de blanc. De ma fenêtre j’aperçois le bâtiment majestueux du théâtre
Bolchoï. Je décide de braver le froid et la neige et d’oublier mes angoisses en
rejoignant le Congrès à cinq minutes de marche. En cours de chemin, je jette un
regard sur la Place Rouge. Elle est vide à cette heure-ci. Les barrières et les
portiques de sécurité de la veille ont disparu, et les alentours rendus aux
touristes.
Je m’engouffre dans la galerie
commerciale adjacente pour échapper au froid. Elle ressemble à toutes les
galeries commerciales du monde. Toutes les enseignes internationales sont
présentes. À l’intérieur, on peut facilement s’imaginer être à Sydney, Kuala
Lumpur, Paris ou Toronto. À deux pas du tombeau de Lénine !
Au Congrès, je m’abreuve de discours
et d’exposés sur les startups créatives, d’écosystèmes vibrants, d’un monde meilleur,
de passion d’entreprendre, d’efforts collectifs pour le bien de tous…, Rien n’y
fait. Les idées continuent de s’entrechoquer dans ma tête. Des décisions
majeures sont en train de façonner l’avenir de l’humanité, dans le secret du palais
du Kremlin adjacent. Dans quel sens vont-elles impacter le monde futur ?
Nul ne sait.
13 heures. L’heure du
déjeuner. Au restaurant du Congrès, je fais la connaissance de Haik, un
arménien, et d’une jeune fille moldave. Leurs pays, aujourd’hui souverains, ont
connu ou subi l’influence russe à un moment ou un autre de leur histoire.
Comment vivent-ils ce qui se passe en Crimée ? Se sentent-ils sur la liste
des pays qui, pour une raison ou une autre, sont dans le collimateur de la
Russie des nouveaux Tsars ? Autant de questions que j’ai posées en rafale
à mes voisins de table.
– Ce qui se passe en Crimée
est une annexion, me dit Haik tout de go, tout en me montrant une carte de la
région sur sa tablette. Les russes y ont dépêché leurs agents qui ont tout orchestré.
Nous sentons leur pression. Nous-mêmes avons été un empire qu’on a dépecé au
cours de l’histoire. Mais nous ne laisserons pas faire cette fois-ci. Pas
question de nous enlever le peu de territoire qui nous reste.
La jeune fille est du même
avis. Elle redoute ce qui est en train d’arriver à l’Ukraine, comme punie pour
avoir choisi de voguer avec l’Union Européenne, tout comme doivent le redouter les
républiques voisines de la Russie, qui peinent à s’imposer, à imposer le
respect de leur souveraineté, à s’assumer politiquement et à se prendre en
charge économiquement par elles-mêmes, sans avoir à choisir entre l’est et l’ouest,
et qui ne peuvent trouver le salut que dans l’alignement forcé sur l’un ou l’autre
bloc. Mes deux voisins de table conviennent que Poutine ne s’arrêtera pas en si
bon chemin. Il ne comprendra que le langage de la fermeté. Serions-nous revenus
aux années trente du XXème siècle ?
Édifié sur les sentiments des
peuples de la région, je retourne aux travaux du Congrès et y plonge pour le
reste de l’après-midi, fermement décidé à noyer mon anxiété dans l’euphorie des
passionnés des startups et de l’innovation entrepreneuriale.
Fin d’après-midi.
Retour à l’hôtel sous la neige qui continue de tomber. Je suis mélancolique.
Mes amis Nigel et Sharleene n’ont plus donné signe de vie. Ils ont probablement
déjà quitté Moscou. Cela ajoute à ma tristesse. La journée n’est toutefois pas
finie. Nous sommes invités à un dîner de gala au Musée historique d’État. Je
n’aime pas les mondanités. Je décide cependant d’y aller. J’y apprendrais peut-être
des choses sur un monde qui est en train de se reconfigurer sous mes yeux.
En
attendant, une question me turlupine l’esprit depuis que j’ai posé le pied à
Moscou. À en croire la presse occidentale, Poutine serait l’artisan de ce qui
est qualifié d’expansion territoriale, de violation des règles de la communauté
internationale, de non-respect de la souveraineté et de l’intégrité
territoriale d’un pays voisin. Pourtant, la liesse populaire à laquelle j’ai
assisté hier mardi sur la Place Rouge m’incite à penser autrement. Je soupçonne
une forte osmose des russes avec le locataire du Kremlin, qui ne fait que
répondre aux aspirations d’un peuple (ou de plusieurs peuples) à la gloire de
l’éternel empire des Tsars. Mais comment en être sûr ? J’ai discuté avec
des gens des républiques environnantes de la Russie. Ils m’ont fait part de
leur inquiétude. Je n’ai malheureusement pas eu la chance d’entendre des
russes. Ceux que j’ai rencontrés au Congrès ou ailleurs, chaleureux par
ailleurs, ont observé le mutisme sur ce sujet. Partagent-ils l’enthousiasme de
la foule qui a manifesté sa joie sur la Place Rouge ? Sont-ils réservés sur la
politique de Poutine, mais n’osent pas s’en ouvrir en public ?
Aurais-je la
chance avant mon départ de connaître les sentiments véritables de l’homme de la
rue du pays des Tsars ?
À suivre
Rida Lamrini - 16 avril 2015