mercredi 24 juillet 2013

Mon marchand de journaux


En cette longue journée d’été, je décide de faire une petite marche dehors pour me changer les idées. Mal m’en a pris. Le bruit infernal des klaxons m’a rendu agressif. Je me dépêche de quitter les grandes artères et me réfugie dans les ruelles du quartier. Je me retrouve devant le kiosque de Brahim, le marchand de journaux.
Brahim est un personnage familier du quartier. Respecté pour sa bonté et sa sagesse, il a toujours officié dans cette baraque au croisement de deux petites rues. Il ne vend que la presse. Il me tend aussitôt mes journaux habituels. Je ne suis pas mécontent de tailler le bout de gras avec lui.
– Comment vas-tu aujourd’hui, Brahim ?
– Ça va, laisse-t-il tomber. Tu me parais préoccupé ?
– J’ai beau lire les journaux, je reste perplexe. Plus je les lis, moins je comprends ce qui se passe. Les partis au pouvoir, donc comptables de la politique menée, dénigrent le gouvernement dont ils font partie et décident de le quitter. D’autres partis, ennemis jurés du gouvernement, sont courtisés. Les opposants du parti majoritaire jubilent à l’idée de réoccuper bientôt des maroquins, impatients de s’enivrer de l’élixir du pouvoir et de faire équipe avec l’adversaire, toute honte bue. Tu y comprends quelque chose Brahim ?
Brahim encaisse le montant des journaux et me fait :
– Normal, il suffit de regarder autour de toi, dit-il tout en caressant sa barbe poivre et sel.
– Je ne te parle pas de ce qui se passe autour de nous. Je te parle de notre classe politique.
– Je sais, c’est pour ça que je dis qu’il faut que tu regardes autour de toi.
Je ne comprends pas où il veut en venir. Je reviens à la charge :
– Brahim, je te parle de politique. Ce qui se passe est contraire à toute logique !
– Pourtant c’est clair. Pas besoin de journaux, ni de savantes analyses pour saisir ce qui se passe.
– Alors, éclaire ma lanterne. Je t’écoute.
– Eh bien c’est simple, d’où viennent ces gens qui se disputent le pouvoir ?
Je comprends de moins en moins. J’écarquille les yeux et le fixe sans piper mot.
– Pour comprendre nos politiques, il suffit de regarder autour de soi.
Je reste songeur. Brahim poursuit, comme emporté :
– Regarde nos rues. Notre conduite est épouvantable. Nous sommes pressés et égoïstes. Comme si les chaussées n’étaient faites que pour nous. Toutes les manœuvres sont bonnes pour passer avant les autres. Nous ne respectons rien. Nous klaxonnons à tout bout de champ, de jour ou de nuit, au diable les oreilles des autres. Les sens interdits n’ont pas de sens. Pris la main dans le sac, nous allongeons un billet.
– Tu m’as l’air bien remonté Brahim. C’est avec ça que tu vas expliquer la politique ?
– Attends, regarde nos villes. L’anarchie ! Les lois, on s’assoit dessus ! Usager ou chargé de les appliquer, on les détourne allègrement, quitte à corrompre, voire usurper le droit d’autrui.
– Brahim, moi je te parle politique, toi tu me parles égoïsme, incivisme, corruption à tout va…
– Je te la fais courte. Combien de fois, à peine sorti de chez toi, que tu es déjà écœuré par ce que tu vois ou ce qui t’arrive, et tu n’as plus qu’une envie, rentrer chez toi, pas vrai ?
Je n’ose contrarier Brahim.
– Eh bien, les politiques sont des gens comme nous. On peut leur reprocher ce qu’on veut, ils ne sont ni différents, ni pire, ni meilleurs que nous. Leurs manigances ne diffèrent guère des nôtres. Ils sont notre reflet. C’est nous qui les produisons. Lors des élections, ce ne sont pas eux qui achètent nos voix, ce sont nous qui nous acceptons leur corruption. D’ailleurs, la grande majorité parmi nous ne va même pas voter. Alors, arrêtons de taper sur les politiques. Si on veut un autre personnel, commençons par nous changer d’abord. Pour une fois, ça dépend pas du gouvernement, ça ne dépend que de nous.
– T’es dur Brahim. Si je comprends bien, nous sommes condamnés à ne voir en politique que la médiocrité, les combines et l’intérêt personnel ? À avoir une classe politique schizophrénique, qui vit dans son monde à elle, coupée de ceux dont elle assume les destinées ?
– Nous sommes condamnés à avoir la classe politique que nous méritons, tant qu’une partie de la population restera démunie et analphabète, et que l’autre, qui a eu plus de chance et prétend être l’avant-garde, reste indifférente à ce qui se passe, cloitrée dans son égoïsme, incapable d’assumer son rôle d’élite et de se poser en modèle pour le reste de la société.
– T’es démoralisant Brahim. J’aurai pas dû te poser de questions…
– Entre-temps, prions pour que cette contrée bénie continue d’être préservée des vents mauvais de ces temps d’incertitudes…
– …. 


 Rida Lamrini - 24 juillet 2013