mercredi 4 septembre 2013

Un certain été 2013


En cette singulière année 2013, le printemps arabe s’est transformé en été étouffant. Les révolutions au nord de l’Afrique et au Moyen Orient tournent en eau de boudin. Les tambours de la guerre emplissent le ciel de la Méditerranée. Les aspirations à une vie meilleure et à une évanescente ouverture démocratique sont submergées par le réveil de querelles séculaires entre dogmes religieux irréductibles. Les événements se télescopent et ajoutent à la confusion ambiante. La presse charrie des nouvelles où l’odieux le dispute à l’ignoble. Ainsi va le monde.
Voir des êtres gazés semble subitement insupportable, alors que l’on a détourné les yeux des milliers d’innocents qui périssent voilà des années sous les balles et les bombes. À moins que les cris d’orfraie ne cachent l’urgence de relustrer un leadership quelque peu malmené par un retrait de la scène internationale, retrait qui a rendu les alliés traditionnels nerveux et les ennemis habituels enhardis. Devant un monde embrouillé, des grilles de lecture inefficaces, des repères confus, je décide de m’éloigner de l’agitation des hommes, de la frénésie des métropoles, du narcissisme des citadins.
Aux confins orientaux du pays où j’ai jeté l’ancre, je fais la connaissance d’Abdelhaq, jardinier de son état, spontané, jovial. Nous sympathisons aussitôt. Lorsque je lui demande l’heure qu’il était, il me fait :
– Mon heure ou la leur ?
– Il n’y a qu’une seule ! rétorqué-je. Elle est fixée par le gouvernement ! Elle est avancée de soixante minutes chaque été, non ?
– Je connais pas le gouvernement. Lui non plus ne me connaît pas. Il ne fait rien pour moi. Je connais qu’une seule heure. La mienne. Et celle-là ne change jamais !
– … ?
Je n’insiste pas. J’ai atterri dans un autre monde qui a ses propres repères. C’est bien celui-là que je suis venu chercher.
Le lendemain je décide de rompre momentanément mon isolement et de m’aventurer auprès des adorateurs de dieu Soleil. Je choisis un coin désert de la plage, loin des concentrations des estivants. Je ne prête nulle attention aux masses de chair allongées sur le sable, livrées aux rayons torrides du soleil. Je me détourne des m’as-tu vu qui, sur leurs scooters de mer et leur quads, sont plus préoccupés par les regards que leur valent leurs pitreries que par le plaisir illusoire procuré par leurs engins.
Je n’ai d’yeux que pour ces jeunes, venus des quatre coins du pays, les plus reculés, les moins connus. Le temps d’une saison, ils se mettent aux petits soins des vacanciers. Les épaules alourdies de bacs, les mains chargées d’ustensiles et de sacs, ils proposent pépites, gâteaux, friandises, thé, café, beignets, galettes. Supportant la chaleur, fuyant les forces de l’ordre, ignorant les remarques de citadins peu amènes, ils arpentent des kilomètres de sable pour gagner une maigre pitance journalière. À la force de leurs bras et de leurs jambes, ils font la noria entre la plage et leurs fournisseurs pour se ravitailler et servir leur clientèle. Bel exemple d’entrepreneuriat. Pourvu qu’on les laisse gagner leur vie, puisqu’on n’a rien à leur offrir. D’autant plus qu’ils ne demandent rien, ne gênent personne, ne manifestent pas dans la rue, et sont un fardeau en moins pour le gouvernement.
Vendredi. Le prêche de l’imam recommande aux ouailles de soutenir une des parties du conflit égyptien. Comme si la vie était un western où s’opposent les bons et les méchants. La politique s’est insinuée dans les maisons de Dieu, et la religion s’est installée dans les rues. Le monde n’est pas prêt de connaître la quiétude.
Rentrant le soir chez moi, je m’arrête en cours de route chez Nabil. Il tient une épicerie dans cette bourgade limitrophe d’un pays au voisinage peu amical. Haut lieu de la contrebande, le village est devenu la plaque tournante des produits échangés dans le pays, y compris ceux de la capitale économique lesquels, curieusement, prennent de la valeur en transitant par ce village du bout du monde ! Entre deux clients, je lui demande si les tranchées creusées par le pays voisin le long de la frontière ont tari le flux de contrebande. Quelle ne fut ma surprise lorsqu’il m’apprend :
– Ça n’a gêné en rien les gens qui vivent de la contrebande. La vraie raison est ailleurs.
Nabil a excité ma curiosité. Voyant mes yeux écarquillés, il explique :
– La vraie raison est que nos voisins ont ainsi marqué leur terrain. Les frontières n’ont jamais fait l’objet d’accord officiel entre les deux pays. Si les nôtres ne réagissent pas, nos voisins auront beau jeu de clamer que les tranchées sont la frontière, puisqu’elles n’ont jamais été contestées !
Sagesse populaire ?
Dehors, il fait nuit. Roulant lentement, j’essaie de capter une station de radio. Les deux ou trois de chez nous qui parviennent jusqu’ici sur la modulation de fréquence sont insipides. Les ondes moyennes sont monopolisées par les espagnoles. Quant aux ondes courtes, c’est le royaume des chinois et des européens de l’est. Je savais que j’avais atterri dans un autre monde.
Soudain, j’aperçois une petite boule blanche au milieu de la route. Je m’écarte pour l’éviter et m’arrête. C’est un chiot perdu au milieu du nulle part. Le laisser sur la chaussée, dans l’obscurité, c’est le condamner à une mort certaine. Je me hasarde à aller le cueillir avant qu’il ne soit écrasé.
Depuis cette nuit-là, quand je le vois manger, gambader et jouer devant moi, heureux, plein de vie, je songe à cette citation d’André Malraux « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. »
Si tous ceux qui s’entretuent à travers le monde pouvaient connaître la joie que procure l’acte de préserver la vie ! Peut-être qu’ils renonceront à leur obsession de vouloir l’ôter à tout prix.


Rida Lamrini - 04 septembre 2013