Je
quitte le bus qui m’a déposé près de chez moi avec un sentiment de gêne. À
l’intérieur, j’ai laissé des femmes, dont certaines d’un certain âge, qui font
le trajet debout, pendant que de jeunes gens, confortablement assis, voyagent indifférents
à l’infortune et à la fatigue de passagers plus âgés.
La
vue du café où siège habituellement mon ami Ba Jalloul me détend. Dans ce lieu,
je prends la température sociale et trouve l’inspiration à mes observations. Juste
avant d’y pénétrer, je croise deux jeunes filles qui marchent l’air pressé, la
tête baissée. Elles essaient d’ignorer les sifflets de deux apprentis Casanova.
Je sens une sourde colère monter en moi. Je darde un regard enflammé aux deux
dragueurs. Dérangés dans leur plan de campagne, ces derniers s’éloignent. Je
rentre dans le café, encore sous l’effet de l’adrénaline. Ba Jalloul, son
chapeau noir vissé sur la tête, a suivi la scène.
–
Tu te prends pour Robin des Bois ? me fait-il.
– Mais
quand est-ce que les mecs finiront-ils par respecter les femmes ? rétorqué-je.
– Apparemment,
le 8 mars n’a pas encore atteint notre contrée.
–
C’est quoi le 8 mars ? demande Salim, un des compagnons de Ba Jalloul.
–
T’as pas entendu parler de la journée internationale de la femme ?
s’exclame ce dernier.
Salim
se fait tout petit, évitant le regard de Ba Jalloul, devenu subitement dur.
– Elle est célébrée chaque 8
mars par les femmes du monde entier, poursuit celui-ci. C’est une tradition vieille
d’au moins un siècle de lutte pour l’égalité, la justice et la paix. Elle est
célébrée par les Nations Unies. Dans de nombreux pays, c’est une fête
nationale. Ce qui est extraordinaire pendant cette journée, c’est que les femmes
de tous les continents transcendent les frontières nationales et oublient leurs
différences ethniques, linguistiques, culturelles, économiques et politiques,
pour célébrer leur Journée ! T’as déjà vu les hommes faire ça, ne
serait-ce qu’une heure dans l’année ?
– Elles célèbrent quoi au juste…
elles font la fête ? demande Salim,
bravant l’intimidant Ba Jalloul.
– Où tu vas chercher ça ?
rétorque celui-ci. Le 8 mars c’est l’histoire de femmes ordinaires, mais qui
ont fait l’Histoire ! Avec un grand H ! C’est l’histoire de leur lutte
pendant des siècles pour participer à la société sur un pied d’égalité avec les
hommes.
– Alors là mon vieux, leur lutte
n’est pas terminée, réagit Salim dans un
sursaut face à Ba Jalloul.
– Ça ne date pas d’aujourd’hui,
précisé-je. Dans l’antiquité grecque, Lysistrata a lancé une « grève sexuelle »
contre les hommes pour mettre fin à la guerre. Pendant la Révolution française,
des Parisiennes ont marché sur Versailles pour exiger le suffrage des femmes en
scandant « liberté, égalité, fraternité ». Chez nous, pendant la lutte pour
l’indépendance, nos femmes procuraient armes et refuges aux résistants. Je suis
triste de voir aujourd’hui comment elles sont humiliées dans nos rues. Sans
parler de ce qui se passe dans les foyers et les bureaux. Entre les mauvais
traitements, le harcèlement sexuel et l’inégalité des salaires, elles n’ont pas
fini d’en baver.
Remonté par mes propos, Salim demande :
– Combien ont-elles entendu
parler du 8 mars, et combien en ont bien compris le sens ?
– Ça rentre petit à petit dans
les mœurs, dit Ba Jalloul. Certaines institutions en font un rituel et offrent
des roses ce jour-là à leurs collaboratrices.
– Pendant que les mecs draguent leurs
collaboratrices le reste de l’année ! ironise Salim.
Nous éclatons de rire.
– Ces fleurs, c’est de
l’hypocrisie, poursuit-il. Les femmes n’en ont pas besoin. Elles ont besoin de
respect et de salaires égaux à ceux de leurs collègues. Et puis, il y a plein
de gens qui souffrent et qui ont besoin qu’on pense à eux, non pas pendant une
journée, mais toute l’année. Les handicapés, les jeunes sans boulot, les
pauvres, les sans-abri, les sans-voix, les porte-voix dont on muselle la voix,
les gamins de la rue, les mères célibataires, les petites bonnes louées pour
des salaires de misère…
La remarque de Salim me perturbe. Je m’étais proposé d’acheter
des fleurs à ma femme pour ce 8 mars. Je me demande si je ne devrais pas le
faire à une occasion moins convenue… et me livrer plutôt à… un examen de
conscience. Il y a tant de souffrance autour de nous… et tant de silence
autour…
Et moi qui pensais que m’arrêter
chez Ba Jalloul allait être un moment de détente !
Rida Lamrini - 07 mars 2012
Rida Lamrini - 07 mars 2012