Dans la pénombre du hall d’entrée de leur modeste
demeure, Yassine triture un vieux jouet. Son frère aîné passe en courant,
suivie par sa sœur. Celle-ci s’arrête en le voyant, l’attrape par le bras et
l’entraîne à l’intérieur de la maison. Il se laisse faire, tout en continuant à
tirer sur son jouet.
– Maman, ils arrivent ! s’écrie sa sœur
– Je sais ma fille. J’ai entendu la radio. Où est
ton père ?
– Dehors. Il discute avec des journalistes !
La maman se dirige vers l’extérieur. Dans la rue
poussiéreuse, au milieu des gravats, elle aperçoit son mari, Ismaïl, entouré
des gamins du quartier, face à un journaliste qui lui a tendu un micro.
– Cela fait cinq jours qu’on nous bombarde. Aujourd’hui,
ils menacent de nous envahir. On ne quittera pas notre ville. Nous n’abandonnerons
pas nos maisons.
– C’est que nous ont dit la majorité des habitants
ici, rétorque le journaliste. Pourquoi cela ?
À quelques mètres de là, des enfants s’entraînent à
jeter des pierres sur un ennemi imaginaire. Yassine rejoint son père, et se mêle
aux autres enfants. Ismaïl poursuit :
– Parce que nous n’avons peur de personne, ni des
avions, ni des bombes, ni des tanks, ni des balles. Ils ont beau envoyer des
messages pour évacuer, nous ne bougerons pas. Nous sommes des résistants. La
volonté de vivre… la volonté de rester est plus puissante que les armes de
l’ennemi. La résistance du peuple… la résistance civile est plus puissante.
Un passant s’arrête et interpelle le
journaliste :
– Vous voyez les décombres là-bas ? Il y avait
six immeubles. Trois sont encore debout et menacent de s’effondrer. Le reste
n’est que ruines. Le site a été pilonné sans crier gare. Ils ont tué une
majorité d’enfants et de femmes. Toute ma famille a été anéantie. Je ne cesse
d’errer sur le site. J’espère trouver des restes de corps ou des objets qui
leur ont appartenu.
Le journaliste repère dans sa main une paire de
boucles d’oreille, une photo et un sac d’enfant.
– Mais il n’y a plus rien, poursuit l’homme. Ils ont
tout détruit. Tenez, regardez.
Le journaliste a un mouvement de recul en voyant le
bout de corps déchiqueté que l’homme a sorti d’un sac un plastique.
– C’est le pied
d’un enfant. Le monde doit savoir que notre ennemi est un état
terroriste ! Il doit être jugé en tant que tel ! Nous ne plierons
pas ! Nous sommes tous des combattants, des résistants !
Quelques mètres plus loin dans la rue, des cris
s’élèvent. Les regards se tournent vers une femme vêtue de noir qui gesticule
au milieu des gravats et des décombres de maisons effondrées :
– Où sont les peuples
frères ? Où sont les peuples amis ? Où sont les Nations Unies ?
Ils devraient venir nous soutenir ! Pourquoi personne ne bouge pour
nous ? Nous habitons près d’un ennemi armé jusqu’aux dents qui bombarde des
civils sans défense ! Dieu seul sait ce qu’il va advenir de nous !
Une carriole rafistolée passe en vitesse, conduite
par deux jeunes. Ils semblent pressés, comme s’ils quittaient les lieux. Ismaïl
rentre chez lui, suivi des siens. Le journaliste s’en va, suivi des enfants de
la rue. La foule se disperse. La rue se vide. Yassine se retrouve seul, avec
son jouet.
Le ciel bleu se met à tonner, comme lors d’un orage.
L’enfant continue de s’amuser avec son jouet. Le bruit des bombardements lui est
familier, comme la musique l’est pour d’autres. Le bruit lui rappelle son frère
Ahmed, mort il y a quelques mois lors d’un raid de l’ennemi. Et Omar, le fils
des voisins. Et Ali, le grand gaillard de la maison détruite en face. Et
Hassan, et Zakaria, et Khalid. Tous morts, les poings brandis vers le ciel,
dans le déluge de feu, fiers et défiant le puissant ennemi.
Yassine se rappelle son frère Ahmed qui l’entraînait
à jeter les pierres, lui racontait l’histoire de leurs parents. Comme la
raconte son père Ismaïl le soir, devant la famille rassemblée dans le patio
poussiéreux de la maison, autour de la flamme de la bouteille de butane, dans
l’obscurité qui couvre la ville. La déchirure remonte à 1947. Ses grands-parents
furent dépossédés de leur terre par des étrangers surgis de nulle part qui
brandissaient des titres de propriété bibliques. Avec la bénédiction de la
communauté internationale ! Aujourd’hui, le peuple de Yassine est arraché
à ses terres, pendant que les étrangers vivent dans un État armé, financé et
porté à bras le corps par la première puissance mondiale, défiant crânement les
résolutions de l’ensemble des Nations Unies.
Yassine sait que son destin est tout tracé. Zakaria
le martyr le lui avait dit : refuse de vivre dans l’errance sous le joug
de l’ennemi, et meurt dignement, les armes à la main !
Un bruit d’enfer déchire l’atmosphère. Yassine est
projeté au loin, évanoui.
Le voile noir qui obscurcit son regard finit par se
dissiper. Il se frotte les yeux, puis le corps pour enlever la poussière qui le
couvre. Il regarde autour de lui. Sa maison n’est plus. Elle a été soufflée. Il
n’y a plus que des décombres à sa place. Sa famille était à l’intérieur.
Yassine sait que le temps est arrivé pour lui de
rejoindre bientôt Ahmed, Zakaria… et les siens.
C’est le destin des enfants des bombes… les enfants
de Gaza… sous le regard d’un monde indifférent… décrits par ma plume
impuissante… dans mon écrit dérisoire…