samedi 16 août 2014

Traverse la frontière… et on se retrouve à Oran !


Tard ce jour, je consulte ma messagerie. Je suis agréablement surpris de recevoir un mail de Dalal, mon amie d’Algérie. S’ensuit un échange dont je vous livre l’essentiel :
Dalal : Bonsoir Rida. Je reviens vers toi au sujet de mon mémoire de MBA que je finalise en binôme avec mon amie Dina. Il porte sur "les politiques publiques d’appuis à l’entrepreneuriat". Un chapitre traitera du benchmarking avec d’autres pays, tel le Maroc. Je compte sur toi pour cette partie. Dina réside à Casablanca. Elle prendra attache avec toi pour en discuter plus amplement. Amicalement. Dalal.
Moi : Tu peux compter sur moi. Le sujet est passionnant. Je verrai Dina avec plaisir. À bientôt.
Dalal : Merci Rida. Dina rentre au Maroc ce mardi 12 août. Encore merci et à bientôt.
Moi : À propos, je suis pour le moment à Saidia, au nord d’Oujda.
Dalal : Mais c’est génial, traverse juste la frontière et on se retrouve à Oran.... !

Les bras m’en tombent. Je ne sais que répondre. C’est vrai. Oujda… Oran… c’est juste à côté. Il n’y a qu’à… traverser la frontière. Une limite tracée par des hommes… pour garder à distance… d’autres hommes. Dalal et moi avons échangé par mail comme si nous résidions dans la même localité. Deux êtres intellectuellement proches, culturellement semblables, humainement similaires. À aucun moment nos esprits n’ont été traversés par des considérations de nationalité, de géographie… ou de politique. Traverse la frontière… et on se retrouve à Oran ! Naturel, intuitif, simple. Pour tout esprit sensé. Pour des âmes nées dans la même culture, imprégnées de la même histoire, parlant la même langue, imbues des mêmes valeurs ancestrales.
Pourtant des esprits s’entêtent à garder cette frontière fermée. À l’encontre de la volonté des peuples. Sans les consulter. Sur la base d’iniques décisions prises dans le secret des alcôves d’une haute et mystérieuse bureaucratie politique. Que ne donne-t-on pas la parole aux milliers de familles et aux millions d’êtres qui vivent de part et d’autre de cette « frontière » pour s’exprimer sur une décision qui a brisé des familles, éloigné des cousins, séparé des amis, contrarié des échanges, tari des vocations. Ils n’ont d’ailleurs pas attendu qu’on les consulte. De part et d’autre, ils traversent par milliers chaque jour la « frontière » au nez et à la barbe des forces chargées de la garder fermée.
Ma tête bouillonne. Je prends la direction d’Oujda et m’arrête à la sortie de Saidia. Là, la route sillonne au fond d’une gorge. Entre deux montagnes. Deux montagnes si proches qu’on a l’impression qu’elles vont s’embrasser. À l’image des hommes et des femmes qui, chaque jour, faute de pouvoir se rencontrer, de se serrer dans leurs bras, s’arrêtent à cet endroit pour se faire des gestes de la main, crier à tue-tête à l’adresse de vis-à-vis qui se tiennent à une dizaine de mètres, de l’autre côté de la rivière Kis qui coule dans la gorge.
Je m’approche. Mon attention est attirée par deux femmes penchées sur une enfant.
– Tu vois Tati ma fille ? dit la plus jeune des femmes.                                                                               
– Oui maman. Pourquoi elle ne vient pas chez nous ?
– Elle est occupée pour le moment. Elle viendra ma chérie. Et tu vois ta cousine ?
L’enfant fait des gestes de la main à la jeune fille qui se tient de l’autre côté près de sa tante.
– Et le garçon près de Tati, c’est ton cousin. La dame à côté de Tati, c’est ta tante.
– Tu as combien de sœurs maman ?
– Quatre. Deux sont là devant. Les deux autres sont décédées.
– Celle que je vois est vieille maman. Dis-lui de venir vite. Sinon je risque de ne pas la voir.
Je jette un regard indiscret sur la maman. Je crois voir une larme perler dans ses yeux.
Le cœur brisé, je m’éloigne. D’insensibles autocrates gardent « la frontière » fermée, pendant que des centaines d’individus défient chaque jour la barrière dressée et, par la force de la volonté et de l’imagination, se voient, se parlent, échangent, à distance. Ils étanchent leur soif du cousin, atténuent leur manque de la tante, calment leur désir du frère.
Tous les jours, entre deux montagnes à la sortie de Saidia, dans un endroit appelé Bin Lajraf, de chaque côté de la rivière Kis, des jeunes en groupes, des individus seuls, des familles entières se rendent visite, prennent des photos, crient pour se faire entendre, s’envoient des sms, partagent des images.
Ils viennent voir leurs proches… affirmer leur vocation de citoyens du monde, et envoyer un dérisoire pied de nez aux politiques aveugles. Ce faisant, ils perpétuent les liens humains historiques et les relations culturelles séculaires que des politiques pensent avoir à jamais brisés.
Impuissant mais résolu, je réponds à l’invitation de Dalal et traverse, par la pensée, la rivière Kis à Bin Lajraf et la rejoins à Oran, porté par un désir légitime d’échanger sur des préoccupations communes qui ignore les frontières et les bornages, à l’instar des millions d’êtres humains qui vivent de part et d’autre d’une limite d’un autre âge.

Rida Lamrini - 13 août 2014