Assia El Ouadie. Tendrement appelée Mama Assia par ceux auxquels elle a consacré sa vie. Un petit bout de femme. Pas plus haute que trois pommes. Mais quelle grande Dame. Quelle énergie. À déplacer les montagnes. À remuer les structures. À entraîner les bonnes volontés. Elle vous conquiert avec son inimitable sourire, avant d’avoir prononcé le moindre mot. Elle vous entraîne dans son sillage, vous plonge dans son monde, vous fait vivre ses hantises, avant que vous n’ayez eu le temps de comprendre. Elle est mue par une force intérieure, moteur de sa vie, dynamo de ses jours, angoisse de ses nuits.
N’allez pas imaginer une femme triste, auprès de laquelle on s’ennuierait. Bien au contraire. Elle était de nature joviale, un boute-en-train. Elle aimait la vie. Elle aimait la bonne chère. Le cœur au creux de la main, elle répandait le bonheur autour d’elle. Et d’abord à ceux que le destin a conduits derrière les barreaux. Elle voulait qu’ils purgent leurs peines dans des conditions décentes. Elle voulait adoucir cette période de leur existence, leur donner une seconde chance, afin que leur internement ne soit pas une descente aux enfers, mais le prélude à une nouvelle vie où ils auront leur légitime droit au bonheur.
J’eus la chance de croiser son chemin, de la voir courir pour accomplir son dessein. Dès qu’elle sut ce que je faisais pour les jeunes ruraux, elle m’invita à visiter ses jeunes à elle, me demanda de les aider à se prendre en charge, à créer leur projet d’entreprise. Je n’hésitai pas une seconde. Nous partîmes un matin pour la prison de Casablanca. J’allais pénétrer pour la première fois dans le monde carcéral. J’appréhendais ma réaction. Mais derrière Mama Assia, je savais que je n’avais rien à craindre.
D’un pas enlevé, escortés par des gardes, nous pénétrâmes dans le pavillon des jeunes par une porte de derrière. Le bâtiment était isolé de la prison pour adultes. Grâce à Mama Assia. Je m’attendais à une construction moderne, des chambres séparées, des salles d’apprentissage, des équipements techniques. Bref, un espace de confinement certes, mais qui réunirait les conditions d’une réinsertion en douceur d’une jeunesse égarée, avant qu’elle ne soit perdue pour de bon.
Une cour triste nous accueillit. Nous empruntâmes des couloirs sombres. Nous aboutîmes à une porte d’apparence quelconque. Le garde l’ouvrit. Je reçus un coup de poing au ventre. Le spectacle était intenable. La porte donnait sur une grande salle, comme celle d’un gymnase. Des centaines de jeunes y étaient entassés les uns contre les autres. Aucune cloison, aucune séparation, aucune fenêtre. Juste quatre murs et un plafond. À même le sol, des matelas en éponge étaient accolés. Nul espace pour une retraite personnelle. Nul coin pour des apartés. Nulle alcôve pour une vie privée. Pire, à l’intérieur de la salle, des latrines sans portes s’offraient à la vue. Leurs usagers avaient fini par perdre tout sens de pudeur. Les occupants des lieux avaient fini par ne plus être incommodés par les odeurs.
En pénétrant dans les lieux, Mama Assia fut accueillie par une clameur. Les jeunes jubilèrent à sa vue, se jetèrent dans ses bras, l’embrassèrent, l’écoutèrent, lui racontèrent leurs petites misères. Elle les rabroua, les conseilla, les admonesta, les cajola, leur caressa les cheveux, s’enquit de leur santé, demanda s’ils avaient fait leurs devoirs, leur prescrivit des tâches, leur raconta ses projets. Elle était le rayon de soleil qui égayait leur monde sans lumière, le souffle d’espoir qui illuminait leurs horizons obscurs.
Elle ressortit de la prison, forte et déterminée. Je quittai cet univers, effondré et atterré. Ce jour-là je compris ce que ce bout de femme recelait comme formidables ressources, toutes dédiées à l’allégement des peines des jeunes damnés de la terre.
À l’aube du vendredi 2 novembre 2012, la grande Dame rejoignit les anges du ciel. Elle laissa derrière elle des milliers d’orphelins et d’innombrables amis. Plus jamais les jeunes des pénitenciers ne reverront son sourire. Plus jamais, ils n’auront auprès de qui accrocher leurs espoirs. Nous n’avons pas eu, elle et moi, le temps de réaliser son projet. Je lui dois de le concrétiser. Pour sa mémoire. Pour le souffle qu’elle m’a inspiré.
Mama Assia a marqué son passage dans ce monde. Les milliers d’âmes qui ont cheminé à ses côtés ont puisé chez d’elle l’énergie pour se porter en aide aux infortunés, l’inspiration pour éclairer la vie des miséreux.
Mama Assia n’est pas partie. Elle vit toujours parmi nous, dans nos souvenirs, dans nos cœurs, dans nos esprits, et tant qu’il y aura des êtres qui consacreront leurs vies à soulager et à réconforter les âmes en peine.
Rida Lamrini - 07 novembre 2012