Il s’appelle Abdelkader. Mais tout le monde le
connaît sous le sobriquet de Boudiga. Vous le trouverez à l’entrée de la plage
de cette bourgade de l’extrême nord-est du pays, là où viennent s’évanouir les
chaînes du Rif pour donner naissance à Saadia, probablement la plus belle plage
de la Méditerranée. Sous le soleil brûlant de l’été, il passe sa journée, essayant
de louer des chaises et des parasols aux touristes venus se prélasser sur la
plage sans équipements.
Boudiga est un de ces enfants qui, à la naissance,
sont tombés dans les eaux de la Méditerranée. En grandissant, ils l’ont
apprivoisée et dompté ses humeurs. Lorsqu’elle est calme, ils l’abandonnent aux
étrangers. Ils ne s’y intéressent que lorsqu’elle est déchaînée. Alors, comme
pris par des transes, ils se mettent à sauter du haut des montagnes qui la
bordent, plongent dans ses eaux tumultueuses, puis ressortent en courant sur
ses rochers, sous le regard médusé de spectateurs.
Et lorsque
d’aventure, un visiteur imprudent suit leur exemple, et se trouve inévitablement
prisonnier de la furie des eaux, Boudiga n’hésite pas une seconde et plonge pour
le secourir, devant des touristes effarés et des services de protection civile absents.
Dans ces moments-là, Boudiga ne réfléchit pas, ne calcule pas. Il n’a qu’une
idée en tête, sauver le malheureux d’une mort certaine.
Nombreux doivent
leur vie à cet enfant d’un hameau dont le nom ne figure sur aucune carte,
auquel, il y a encore quelques années, nulle route ne menait. Parmi ceux pour
lesquels Boudiga a risqué sa vie, combien se rappellent ce garçon au corps
trapu, au regard attachant, à la mine joviale. Le reconnaîtraient-ils au détour
d’une rue du village ? Lui avaient-ils exprimé une quelconque
reconnaissance ? Car, une fois son acte héroïque accompli, Boudiga
disparaît des regards. En sauvant les nageurs inconscients des flots impétueux,
il obéit à un instinct plus fort que lui, que n’assouvit que la victoire qu’il
remporte sur une mer en colère, en l’empêchant d’engloutir une vie humaine dans
ses entrailles.
Le lendemain,
lorsque les discussions tournent autour des accidents de la mer, il n’est
question que du touriste imprudent, miraculeusement sauvé. Point de place pour
l’intrépide Boudiga et son geste audacieux. Nul hommage ne lui est rendu, nulle
reconnaissance ne lui est exprimée. Comme si, à force de sauver des vies, il avait
fini par faire partie du décor du village, et par devenir anonyme gardien de
service.
Parvenu à l’âge adulte, l’enfant du pays, héros
méconnu, n’a d’autre source de revenu que la location d’équipements à l’entrée
de la plage de Cap de l’Eau. C’est ainsi que l’on nomme ce bourg du bout du
monde. Comble de l’injustice, les responsables viennent de lui interdire de
s’adonner plus longtemps à cette activité estivale précaire.
Boudiga, que je
connais depuis qu’il était enfant, m’a raconté son histoire, avec son regard
tendre et sa mine attachante. J’en ai le cœur brisé. Je me prends à me demander
comment cette patrie, vantée par ailleurs d’être miséricordieuse envers ses
enfants, ne sait pas être reconnaissante aux héros parmi eux. Je me prends à
penser qu’ailleurs, à défaut de construire une stèle à Boudiga, la communauté lui
aurait accroché une médaille et exprimé publiquement sa fierté. Ici, non
seulement on l’ignore, mais on lui interdit la seule activité qu’il a trouvée
pour préserver sa dignité d’enfant fier qui, toute son existence, a bravé la
furie des vagues de la mer, sauvé des dizaines de vies et donné de sa personne
aux autres.
Si je vous parle
aujourd’hui de Boudiga, c’est parce qu’il existe des milliers comme lui. Regardez
bien autour de vous, ouvrez les yeux. C’est peut-être un de vos enfants. Vous
les verrez drapés de la discrétion des héros anonymes, de la fierté de ceux qui
ne tendent jamais la main, même dans le besoin. Si vous allez à Saadia, poussez
jusqu’à Cap de l’Eau, demandez après Boudiga. On vous y conduira, et vous
rencontrerez un être extraordinaire, d’une grande générosité, le cœur dans le creux
de la main, comme le sont tous ceux dont le destin est de voler au secours de
vies en danger.
Puisse ce message
atteindre Cap de l’Eau. Puissent ses habitants rendre à leur enfant prodige une
infime partie de ce qu’il a donné à des visiteurs qui, venus un jour chercher la
joie dans leur hameau, ont failli être emportés par le malheur, n’eut été le
courage sublime de Boudiga, le merveilleux enfant de la mer.
Rida Lamrini 30 mai 2012
Rida Lamrini 30 mai 2012