jeudi 31 mai 2012

Abdelkader Boudiga, le merveilleux enfant de la mer


Il s’appelle Abdelkader. Mais tout le monde le connaît sous le sobriquet de Boudiga. Vous le trouverez à l’entrée de la plage de cette bourgade de l’extrême nord-est du pays, là où viennent s’évanouir les chaînes du Rif pour donner naissance à Saadia, probablement la plus belle plage de la Méditerranée. Sous le soleil brûlant de l’été, il passe sa journée, essayant de louer des chaises et des parasols aux touristes venus se prélasser sur la plage sans équipements.
Boudiga est un de ces enfants qui, à la naissance, sont tombés dans les eaux de la Méditerranée. En grandissant, ils l’ont apprivoisée et dompté ses humeurs. Lorsqu’elle est calme, ils l’abandonnent aux étrangers. Ils ne s’y intéressent que lorsqu’elle est déchaînée. Alors, comme pris par des transes, ils se mettent à sauter du haut des montagnes qui la bordent, plongent dans ses eaux tumultueuses, puis ressortent en courant sur ses rochers, sous le regard médusé de spectateurs.
Et lorsque d’aventure, un visiteur imprudent suit leur exemple, et se trouve inévitablement prisonnier de la furie des eaux, Boudiga n’hésite pas une seconde et plonge pour le secourir, devant des touristes effarés et des services de protection civile absents. Dans ces moments-là, Boudiga ne réfléchit pas, ne calcule pas. Il n’a qu’une idée en tête, sauver le malheureux d’une mort certaine.
Nombreux doivent leur vie à cet enfant d’un hameau dont le nom ne figure sur aucune carte, auquel, il y a encore quelques années, nulle route ne menait. Parmi ceux pour lesquels Boudiga a risqué sa vie, combien se rappellent ce garçon au corps trapu, au regard attachant, à la mine joviale. Le reconnaîtraient-ils au détour d’une rue du village ? Lui avaient-ils exprimé une quelconque reconnaissance ? Car, une fois son acte héroïque accompli, Boudiga disparaît des regards. En sauvant les nageurs inconscients des flots impétueux, il obéit à un instinct plus fort que lui, que n’assouvit que la victoire qu’il remporte sur une mer en colère, en l’empêchant d’engloutir une vie humaine dans ses entrailles.
Le lendemain, lorsque les discussions tournent autour des accidents de la mer, il n’est question que du touriste imprudent, miraculeusement sauvé. Point de place pour l’intrépide Boudiga et son geste audacieux. Nul hommage ne lui est rendu, nulle reconnaissance ne lui est exprimée. Comme si, à force de sauver des vies, il avait fini par faire partie du décor du village, et par devenir anonyme gardien de service.
Parvenu à l’âge adulte, l’enfant du pays, héros méconnu, n’a d’autre source de revenu que la location d’équipements à l’entrée de la plage de Cap de l’Eau. C’est ainsi que l’on nomme ce bourg du bout du monde. Comble de l’injustice, les responsables viennent de lui interdire de s’adonner plus longtemps à cette activité estivale précaire. 
Boudiga, que je connais depuis qu’il était enfant, m’a raconté son histoire, avec son regard tendre et sa mine attachante. J’en ai le cœur brisé. Je me prends à me demander comment cette patrie, vantée par ailleurs d’être miséricordieuse envers ses enfants, ne sait pas être reconnaissante aux héros parmi eux. Je me prends à penser qu’ailleurs, à défaut de construire une stèle à Boudiga, la communauté lui aurait accroché une médaille et exprimé publiquement sa fierté. Ici, non seulement on l’ignore, mais on lui interdit la seule activité qu’il a trouvée pour préserver sa dignité d’enfant fier qui, toute son existence, a bravé la furie des vagues de la mer, sauvé des dizaines de vies et donné de sa personne aux autres.
Si je vous parle aujourd’hui de Boudiga, c’est parce qu’il existe des milliers comme lui. Regardez bien autour de vous, ouvrez les yeux. C’est peut-être un de vos enfants. Vous les verrez drapés de la discrétion des héros anonymes, de la fierté de ceux qui ne tendent jamais la main, même dans le besoin. Si vous allez à Saadia, poussez jusqu’à Cap de l’Eau, demandez après Boudiga. On vous y conduira, et vous rencontrerez un être extraordinaire, d’une grande générosité, le cœur dans le creux de la main, comme le sont tous ceux dont le destin est de voler au secours de vies en danger.
Puisse ce message atteindre Cap de l’Eau. Puissent ses habitants rendre à leur enfant prodige une infime partie de ce qu’il a donné à des visiteurs qui, venus un jour chercher la joie dans leur hameau, ont failli être emportés par le malheur, n’eut été le courage sublime de Boudiga, le merveilleux enfant de la mer.


Rida Lamrini 30 mai 2012