Mercredi 19 mars 2014. Le soir. Temps de nous rendre au dîner de gala donné par nos hôtes au Musée historique d’État. Je me documente avant. Le Musée fut fondé en 1872 par Ivan Zabéline, le comte Ouvarov et d’autres slavophiles pour promouvoir l’histoire russe et sensibiliser le public à ses origines.
Je m’y rends, tarabusté par la Crimée, l’Ukraine, la Russie, le référendum, la renaissance de l’Empire… Je suis surtout préoccupé de savoir ce que pense le Russe de la rue. Après tout, il a fallu très peu pour allumer la mèche de 1ère Guerre Mondiale, un 28 juin 1914 ! Rappelons-nous. Ce jour-là, un jeune nationaliste serbe de Bosnie, Gavrilo Princip, assassine l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône austro-hongrois. Aussitôt, l’Autriche-Hongrie, encouragée par l’Allemagne, se lance dans des représailles contre le Royaume de Serbie. Les exigences revanchardes de l’Empire Austro-hongrois déclenchèrent un conflit d’une ampleur sans précédent à l’échelle mondiale et, tel un effet de dominos, entraînèrent plusieurs puissances européennes engagées les unes et les autres dans une série d’alliances. Bilan humain : 9 millions de morts et 8 millions d’invalides, à raison de 6 000 morts par jour !
Inquiétude justifiée ou simple psychodrame de pacifiste angoissé ?
Le Musée est à deux pas de l’hôtel Metropol où nous résidons, entre la Place Rouge et la place du Manège. La statue équestre du maréchal Joukov trône devant l’entrée. Nulle visite organisée. Juste le cérémonial de remise des prix à des startups, agrémenté de petits fours, copieusement arrosé d’alcool.
Les objets exposés dont fascinants. Hélas, les indications sont en russe. Indéchiffrable pour moi. Heureusement, ma bonne fortune fait pencher sur moi Dimitriev, un des préposés du Musée. Il m’a abordé spontanément et offert d’éclairer ma lanterne. Je ne sais pourquoi il m’a choisi parmi les dizaines de congressistes. J’accepte volontiers, tel un naufragé se jetterait sur une bouée de sauvetage. J’oublie le gala, le dîner, la remise des prix, les petits fours, les boissons. Je suis tout à Dimitriev, homme érudit, d’une vaste culture, d’une grande amabilité, surtout d’une disponibilité infinie. Je prends plaisir à l’écouter et à commenter ses propos. Au milieu de congressistes festifs, nous plongeons dans un échange intellectuel intense. Entre nous nait une amitié nourrie d’une soif d’apprendre sur la Russie et ses rapports avec le monde. J’apprends en cette soirée une foule d’informations, grâce à Dimitriev.
Il me montre les reliques de tribus préhistoriques qui peuplaient la Russie, les œuvres d’art de la dynastie des Romanov. Il m’apprend que les objets des collections se comptent en millions. Parmi les plus remarquables, une chaloupe extraite des bancs de la Volga, l’artisanat en or des Scythes, les rouleaux en écorce de bouleaux gravés en vieux dialecte de Novgorod, des manuscrits datant du VIème siècle, des céramiques populaires, le sabre de Napoléon donné au comte Chouvalov avant son exil pour l’île d’Elbe. La collection de monnaie compte 1,7 million de pièces. Il me montre les carrosses des Tsars et me fait admirer… la Rolls Royce Silver Ghost du camarade Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine ! Dimitriev m’explique que le leader de la révolution d’Octobre 1917, fondateur de l’URSS, avait hérité des voitures du Tsar et de la noblesse, clients du constructeur anglais, à l’instar des têtes couronnées de l’époque. De façon inattendue, il prit goût à ce symbole de l’odieux capitalisme qu’il a pourfendu sa vie durant, succomba à l’acquisition de la Silver Ghost en 1921, et en fit le véhicule de la dictature du prolétariat pour ses déplacements quotidiens jusqu’à la fin de sa vie. Cocasse. Ainsi va la nature humaine.
Pendant que Dimitriev me montre les merveilles de l’histoire de la Grande Russie, je brûle d’envie de lui demander ce qu’il pense des événements de Crimée. Je sens qu’il est ce russe que je cherche fébrilement pour m’édifier sur ce qui se passe. Devant la pipe de Staline dont il me décrit les détails, je lui glisse un mot sur la manifestation de la Place Rouge, en insistant sur la ferveur qui l’a marquée. Il ne saisit pas la perche. Prudent ? Sujet délicat à aborder avec un étranger ? La complicité qui s’est instaurée entre nous n’est-elle pas suffisante pour favoriser les épanchements ?
Nous poursuivons la visite du Musée. Devant une des collections des bijoux des tsars, je reviens à la charge et évoque ma discussion du midi avec Haik et ses inquiétudes que son pays, l’Arménie, ne soit le prochain sur la liste du grand frère russe. Dimitriev m’observe longuement, sentant ma détermination à aborder le sujet de l’Ukraine et la de Crimée. Il commence par le passé tourmenté de l’Asie. La Russie a constamment fait l’objet de flux et de reflux des peuplades orientales, des musulmans du sud, des envahisseurs d’Europe. Si elle a survécu, c’est parce qu’elle a toujours eu un homme fort à sa tête.
– Un tsar, quoi ! ne m’empêché-je de lui dire.
– Un tsar oui ! confirme-t-il. L’Ukraine n’existe que grâce à la Russie qui l’a toujours défendue et dont elle est le grenier. Pour s’en tenir à l’histoire récente, elle a été ramenée dans notre giron en 1918 par l’Armée rouge. Depuis, nous contenons de temps à autre ses velléités d’autonomie. En 1941, les allemands l’envahissent et sont reçus en libérateurs par une partie de la population. Le 28 avril 1943, la Wehrmacht incorpore près de 220 000 volontaires ukrainiens. En 1944, l’Armée rouge récupère la plus grande partie de l’Ukraine qui a entre-temps perdu 8 millions d’hommes. En 1954, Nikita Khrouchtchev, 1er secrétaire du Parti communiste de l’URSS, ayant vécu une partie de sa jeunesse en Ukraine, lui transfère la Crimée en reconnaissance des souffrances endurées. Il ne l’aurait jamais fait s’il soupçonnait qu’un jour elle chercherait à être indépendante ! Vladimir Poutine ne fait donc que rétablir les choses. En 2005, il a eu le courage de qualifier la chute de l’URSS de la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle. Il est aujourd’hui le tsar dont nous avions besoin.
Je regarde Dimitriev droit dans les yeux et prends le courage de lui dire :
– Si j’ai bien compris, Ukraine, Crimée, Biélorussie… tous ces pays ne sont rien sans la Russie ?
Il acquiesce. Je poursuis :
– Sais-tu que pour l’Occident et pour bon nombre de gens dans le monde, ce sont des pays indépendants dont l’intégrité territoriale est garantie par le droit international ? Tu n’enlèveras de la tête de personne que le référendum en Crimée a été monté de toutes pièces par la Russie qui aurait dépêché ses hommes de main pour fomenter une soi-disant volonté de russophones majoritaires en faveur du rattachement de la mère-patrie ! Sais-tu que tout ce qui arrivera à l’Ukraine sera imputé à la Russie ?
– Je sais, répond-il. C’est pour ça que Poutine a raison de faire ce qu’il fait. De toute façon nous serons accusés de tous les mauvais coups. L’Occident ne comprendra rien à nos affaires. Ça ne le regarde pas. Depuis quand il se préoccupe de l’intérêt des peuples ? Il a juste des intérêts à défendre !
Je suis édifié. Au fond de moi je remercie Dimitriev. Il m’a permis de sonder quelque peu l’âme slave.
À suivre
Rida Lamrini - 23 avril 2014