En cette douce soirée de
printemps, sur le front de mer d’Agadir, ville courue par les touristes des
quatre coins du monde, alors que je suis attablé pour dîner dans un de ces
restaurants pour étrangers, il m’aborde avec sa pile de journaux, un gilet aux
couleurs d’un quotidien sur le dos, un large sourire sur le visage. Derrière
ses lunettes aux verres épais, ses petits yeux m’enveloppent d’un regard attachant.
La vingtaine pétillante, la mise propre, il me semble le connaître, l’avoir déjà
rencontré, presque familier. Nous sympathisons aussitôt. Je suis subjugué par
son dynamisme, son enthousiasme, sa fraîcheur.
Contrairement à mon habitude
dans ce genre de situation, où ma curiosité me conduit à assaillir mon
interlocuteur de multiples interrogations, je m’abstiens de lui poser des
questions, ne lui demande pas son nom, ne cherche pas à savoir ni comment il
vit, ni de quoi il vit. Pudeur ou admiration, je ne ressens pas le besoin
d’engager une discussion avec lui. Je me contente de lui acheter un exemplaire
du journal, un quotidien que je lis d’ailleurs rarement. Je l’imagine le jour
occupé par une activité professionnelle, par des études, peut-être par apprendre
un métier ; le soir à vendre des journaux. Une véritable graine
d’entrepreneur.
Il n’est pas seul dans ce cas.
Ils sont des centaines de milliers à travers le pays. Ils exercent de petits
métiers, gagnent honnêtement leur vie, ne tendent la main à personne, ne
comptent sur aucune mesure publique, aucun réaménagement des politiques, aucun
miracle économique. Ils construisent eux-mêmes leur avenir, préparent leurs
projets professionnels. Ils s’assument pleinement.
Serais-je en train d’idéaliser
mon jeune vendeur de journaux au-delà du raisonnable ? Pourquoi cet excès
d’imagination quant à la manière dont il mène sa vie ? Après tout, que
sais-je de lui, de son quotidien ? Serait-ce ma propension à apprécier les
individus qui bravent crânement les vicissitudes de la vie et qui, avec ardeur
et enthousiasme, s’investissent dans la satisfaction de leur droit au
bonheur ?
Ou serait-ce l’idée, à la fois
excitante et effrayante, d’encadrer bientôt une cinquantaine de ce qu’on
appelle communément des « diplômés chômeurs » vers d’hypothétiques
projets de création d’entreprise, eux qui ont passé le plus clair de leur
jeunesse à manifester et à battre le pavé devant le parlement et autres
institutions officielles pour une intégration dans les services de l’État ? Pourquoi
donc se sont-ils figés pendant tant d’années dans une telle posture ? Parce
qu’ils seraient détenteurs d’un diplôme qui, soutiennent-ils, leur ouvre le droit
à un travail dans la fonction publique ! Je ne vois pas le rapport.
Car, s’il est difficile de
dédouaner les gouvernements successifs de leurs responsabilités face à
l’insuffisance des opportunités de travail procurées par leurs politiques à des
générations d’étudiants qui, autant en raison de formations décalées que d’un marché
du travail étriqué, se sont retrouvés le bec dans l’eau, il est tout aussi
difficile de comprendre l’obstination des années durant des jeunes diplômés
chômeurs à réclamer l’intégration à tout prix dans la fonction publique, pour se
retrouver finalement dans un cul de sac.
Mais cela est une autre
histoire.
Pour le moment, je songe à ce
qui relève de la quadrature du cercle. Comment diable engager dans la voie de
l’entrepreneuriat, autrement dit comment amener à ne compter que sur eux-mêmes
des individus qui ignorent tout de l’entreprise, ne connaissent rien de l’acte
d’entreprendre, récusent l’idée même d’entreprendre, ont exclu l’entreprise de
leur perspective de vie professionnelle et, comble de l’ironie, dont l’âge
(au-delà de la quarantaine) ne leur laisse d’autre choix dans vie… que celui
d’entreprendre…!
Ironie du sort, les quelques milliers
de diplômés-chômeurs qui ont fait de la manifestation une activité à plein
temps occupent la une des media et le centre de l’agenda politique. Mon vendeur
de journaux et les centaines de milliers qui, comme lui, ont pris leur destin
en main, n’intéressent quant à eux personne, ne figurent dans aucun agenda.
Ils m’ont inspiré ces quelques
lignes, si tant est qu’elles peuvent leur rendre hommage… à défaut de leur
rendre justice.
Rida Lamrini - 07 mai 2014