Extrait du roman "Tant que je peux te dire je t'aime"
La caserne était calme, le parc désert. Les rayons du soleil se faufilaient entre les feuilles des arbres. La chaleur de juillet poussait les créatures vers la pénombre. J’étais assis sur un banc sous un arbre, dans le parc abritant l’alignement des maisons d’officiers de la garnison. Mes neveux jouaient non loin, heureux d’être en vacances. Mon frère allait bientôt rentrer pour le déjeuner. Il commandait la caserne. Je n’en étais pas peu fier.
J’étais fébrile. Demain je
connaîtrais mon baptême de l’air. Pour les miens,
j’allais à Paris passer les épreuves
orales d’accès aux grandes écoles
d’ingénieurs après avoir réussi les examens écrits. Pour moi, j’irais retrouver
mes condisciples hippies.
J’avais ouvert mes yeux d’adolescent sur la philosophie
hippie, comme Obélix était tombé dans la marmite de potion
magique à sa naissance. Nous voyions le monde sans pays ni frontières.
Nous vivions la révolution menée par Bill Haley, Chuck Berry, Elvis
Presley, Jerry Lee Lewis, Buddy Holly, Rudy Valens, Little Richard,
Eddie Cochran. Je chantais Bob Dylan, fredonnais Joan Baez, planais
avec The Doors, vibrais aux riffs d’Eric Clapton. Je criais She
Loves You, Yé Yé Yeah ! Je dansais
aux cuivres de Aretha Franklin, Percy Sledge, Chubby Checker, Wilson
Pickett, James Brown, Otis Redding. Peu savent que notre
mouvement était nommé d’après le vocable africain hip, dérivé du
wolof hipi, qui signifie ouvrir ses yeux. Je
portais ses apparats, arborais ses signes. Ma chemise était ornée
de fleurs, mon pantalon avait des pattes d’éléphant, ma chevelure tombait sur mes
épaules, au grand dam de mon frère, officier militaire, et d’une
société qui nous avait affublé de scarabées à cause de notre chevelure
qui ne cessait de s’allonger, symbolisée le mieux par The Beatles.
Baby-boomers idéalistes, nous suivions Timothy
Leary, Ken Kesey, chantres de la contre-culture hippie, la sexualité libre, la musique
psychédélique. Nous rejetions traditions, ordre établi, société
de consommation. Nous étions ouverts à d’autres cultures, d’autres perceptions
sensorielles. Nous voulions vivre libres, authentiques. Nous rêvions d’amour,
compassion, entraide, bonheur, humilité, empathie. Nous rejetions l’égoïsme,
l’orgueil, l’envie, la guerre. Nous voulions un monde où la religion ne divise
pas les hommes, mais réunit les âmes. Un monde où l’on vaut par son
concours au bien-être de sa communauté, sans être discriminé
pour sa peau, son ethnie, sa religion, son sexe. Un monde que Thomas Jefferson
avait défini en 1776 : Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le
Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se
trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et
leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés.
Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient
destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer
ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement.
En ce juillet 1969, je voulais juste
vivre le bonheur décrit par John Lennon : Quand j’avais 5 ans, ma mère me
disait que le bonheur était la clé de la vie. À l’école, ils m’ont
demandé ce que je voulais être quand je serai grand. J’ai répondu
"heureux". Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question. J’ai
répondu qu’ils ne comprenaient pas la vie.
Mon frère Abdallah arriva. Nous passâmes le reste
de la journée à préparer mon voyage. Mes neveux virevoltaient autour de moi,
fiers de voir leur oncle devenir le premier ingénieur de la famille. Fatma,
leur tendre maman, m’aidait à faire ma valise, me conseillait
sur comment me prendre en charge, moi qui avais toujours vécu dans les
internats. Mon frère s’assurait que j’avais mes documents et mon argent, me
soufflait les astuces pour vivre à Paris.
Cette nuit-là, une Caravelle décollait de
Casablanca, m’emmenait vers Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Le soir
suivant, je communiais avec mes coreligionnaires dans les boîtes
de la rue Mouffetard aux sons de la pop et soul music. Quelques jours plus
tard, je traversai la Manche et, en compagnie de Mhamed, un être cher qui a
marqué de façon indélébile mon séjour chez les britishs, je traînai dans les
bars underground de Carnaby Steet, aux sons de The Stones, The Small Faces, The
Who, The Beatles. John et Paul m’ensorcelaient avec A Hard day’s
night. Jimi Hendrix, Joe Cocker, Richie Havens m’entraînaient
dans la magie de Woodstock. Peu importe if I can’t get no satisfaction. Pèlerinage
ultime, je rêvais de répondre à l’invitation de Scott McKenzie :
Depuis, je suis habité par la ferveur du Peace
and love de ma
jeunesse, aspiration éternelle à un monde d’amour.
Aujourd’hui encore, pour débarbouiller de couleurs
l’affligeante grisaille de la réalité, je puise avec mes pinceaux dans
la palette arc en ciel de l’utopie hippie, pour peindre un
monde où les hommes accèdent au bonheur évanoui des sweet sixties.