mercredi 7 août 2013

Petits problèmes, grands problèmes… quelle différence


Elle s’appelle Fatima Zohra. Des cheveux noirs entourent son visage aux traits doux. Elle a 24 ans. L’âge où tout semble possible. Armée d’un diplôme d’ingénieur en automatisme de process industriels, l’âme conquérante, des projets pleins la tête, elle a la main tendue pour cueillir les fruits de journées d’efforts et de nuits studieuses. Avec l’innocence de la jeunesse, elle se voit déjà au sein d’un bureau d’études ou d’une société industrielle où elle donnerait toute la mesure de l’ingénieur qu’elle était devenue. Tout son être est tendu pour se mouler dans cette femme active à laquelle elle a consacré tant d’années d’études et de préparation.
Ses parents ont consacré leurs précieuses économies pour qu’elle décroche le diplôme qui serait le précieux sésame du monde du travail. Depuis qu’elle l’a obtenu, il y près de deux ans, elle consacre toute son énergie et explore toutes les possibilités pour trouver du travail. Elle a envoyé son CV à toutes les adresses possibles, s’est inscrite à tous les sites de recrutement, formulé des demandes à toutes les directions de ressources humaines, suivi toutes les formations préparant les demandeurs d’emplois, répondu à toutes les offres d’emploi. Peine perdue.
Aujourd’hui, son regard cache difficilement les premiers signes du découragement. Elle réalise que la réalité du monde est plus complexe qu’elle ne pensait. Elle pense que son statut de jeune fille la handicape. Le job auquel elle postule serait un métier d’hommes ! Pourtant, elle refuse de succomber au désespoir, de rejoindre le rang des diplômés chômeurs dont on parle tant. Elle continue de se battre. C’est pour cela qu’elle est venue me voir. Explorer une voie de plus.
Dans ce train qui me ramène vers Casablanca, je pense à Fatima Zohra et aux centaines de milliers de jeunes qui vivent une situation similaire. Abattus, certains ont renoncé au prestige du diplôme et se sont résignés à exercer de petits boulots, pourvu qu’ils quittent le monde implacable du chômage.
Le regard perdu dans la campagne qui défile dehors, je pense à ces gouvernements, à ces instances représentatives qui ont tant promis aux citoyens. Je pense aux partis et politiques qui s’entredéchirent, qui pour prendre le pouvoir, qui pour sauter dans son train. Je pense à ces « responsables » dont les politiques n’ont laissé aux jeunes comme Fatima Zohra que des horizons bouchés.
Mon voisin de voyage abandonne momentanément la lecture de son journal et, commentant les articles qu’il est train de parcourir, me tire de mes pensées :
– Invraisemblable ! Des partis politiques se détestent cordialement. Pourtant, ils sont prêts à se mettre en ménage pour constituer un gouvernement ! Que ne feraient-ils pas pour arriver au pouvoir !
Il replonge dans son journal et poursuit comme s’il me connaissait de longue date :
– Tout est en panne, l’économie, l’enseignement, la santé. Les jeunes sont déboussolés. Pourtant, ceux qui étaient aux affaires ces décennies font tout pour se maintenir au pouvoir ! Quel culot ! Ils disent que c’est pour l’intérêt général ! Pour sauver le pays ! Comme s’ils ne sont pour rien dans ce qui nous arrive ! Vous en connaissez des politiciens qui reconnaissent leurs échecs ?
Il me regarde, comme s’il attendait ma réaction. Je ne me sens pas d’humeur à engager la conversation. Je me contente d’un hochement de tête et d’un sourire de circonstance.
Le train arrive finalement à destination. Nous le quittons ensemble et nous dirigeons vers la sortie. Dehors, nous cherchons un taxi. En vain. Non qu’ils soient rares. Bien au contraire. Ils sont plus nombreux qu’une nuée de sauterelles. Mais ils ont la particularité de vous imposer l’endroit où eux veulent se rendre, et de prendre les passagers en groupe. À prendre ou à laisser. En attendant de tomber sur le driver qui voudrait bien nous prendre, mon compagnon continue de marmonner :
– Une malédiction nous poursuit. Toutes les politiques menées à ce jour ont échoué. Oh, il y a des avancées. Mais la majorité des gens ne voit pas leurs conditions s’améliorer. Ça reste donc du vernis. Je me demande si un jour nous aurons une classe politique à la hauteur de nos problèmes ?
Me voyant silencieux, il laisse tomber :
– Au fond, je demande peut-être l’impossible. Nos politiques ne sont même pas capables de régler le problème des taxis. Une affaire simple, réglée partout dans le monde. Vous arrivez à un aéroport, à une gare ou dans une station, les taxis défilent devant vous pour vous prendre là où vous souhaitez. Sauf ici ! Alors, régler les grands problèmes du pays, c’est peut-être trop leur demander.
– Qu’est-ce que vous racontez là, ne puis-je pas m’empêcher de réagir. La gestion des taxis est une affaire locale. L’économie, la santé et l’emploi sont des problèmes nationaux. C’est pas pareil !
– Raison de plus ! me jette-il. Quand ils peuvent pas régler un problème de taxis, comme voulez-vous qu’ils solutionnent des problèmes aussi complexes que l’enseignement, la santé, ou l’emploi !
Je me réfugie dans mon silence, repense à Fatima Zohra et aux centaines de milliers de jeunes à la recherche d’emploi… et prends mon mal en patience.

Las, désabusé, après une demi-heure d’attente, je me mets à prier : pourvu qu’un taxi veuille bien me ramener chez moi.

Rida Lamrini - 07 août 2013