Le train est bondé. C’est l’été. Mes voisins de compartiment sont occupés à lire leurs journaux. La une de ce quotidien, aguichante à souhait, rapporte le cas de responsables mis derrière les barreaux. De quoi assouvir le voyeurisme des uns, la soif de justice des autres. Je ferme les yeux, aspirant à un peu de repos. Mes compagnons de voyage en décident autrement.
– On dirait que notre justice bouge enfin, dit le bonhomme en djellaba, assis près de la fenêtre. On voit de plus en plus de gros pontes interpellés ces derniers temps.
– C’est une impression que tu as, réagit son voisin, un homme chauve avec des lunettes de vue aux verres épais. La presse regorge de faits délictueux sans que ça n’interpelle qui que ce soit.
– Au moins, la presse fait son travail, affirme la dame qui lui fait face.
– Mais la justice ne fait pas le sien, rétorque l’homme à la djellaba. Ailleurs, une affaire étalée sur la place publique déclenche une enquête de justice. Chez nous, la justice s’active dans tel cas, et regarde ailleurs dans tel autre. On finit par avoir en sympathie ceux qui se font prendre.
– Vous exagérez ! s’exclame la dame en baissant son journal, ébahie. Comment peut-on prendre en sympathie des gens poursuivis pour malversations ?
– Pourtant, croyez-le ou non, les gens actuellement derrière les barreaux sont victimes d’injustice, dit notre bonhomme avec un sourire énigmatique, comme s’il prenait un malin plaisir à enfoncer le clou.
Les occupants du compartiment abandonnent les journaux et fixent l’homme en djellaba, interloqués.
– Oh rassurez-vous, je ne dis pas que ces gens sont irréprochables, dit-il visiblement satisfait de l’effet de ses propos. Quoiqu’ils restent innocents tant qu’ils ne sont pas jugés coupables.
– Et de quelle injustice vous voulez parler ? dit une petite voix provenue du fond du compartiment.
Éloignant des écouteurs de ses oreilles, une jeune fille assise en face de notre bonhomme, la vingtaine à peine, le fixe des yeux. Dégageant une maturité précoce, elle paraît déterminée à avoir une réponse.
– Vous convenez que toute affaire d’intérêt public doit être examinée par la justice, dit-il. Or, ça n’est jamais le cas chez nous. Lorsqu’une enquête est déclenchée c’est qu’on est dans l’un des cas de figure suivants. Soit un règlement de comptes. Soit l’affaire a été ébruitée par des adversaires, ou par un Don Quichotte qui espère voir justice rendue, sans possibilité de l’étouffer. Soit l’intéressé s’est mêlé les pinceaux lui-même et, ne présentant plus d’importance, il est abandonné à son sort.
– Où est l’injustice alors ? relance la jeune fille.
– L’injustice réside dans le fait que seuls les cas dont je viens de parler se font épingler alors que plein d’autres ne sont pas inquiétés, alors que leurs forfaits sont connus. Une espèce de sélection discriminatoire des coupables.
– Mais alors, pour assainir, il y a bien du monde qu’il faudra mettre en prison, dit l’homme aux verres épais. La chasse aux sorcières, quoi. Et là, au lieu de justice, ce sera le chaos.
– Ça, personne n’en veut, dit l’homme en djellaba. Mais personne n’aime l’injustice non plus. Seule solution, tourner la page, et décréter que dorénavant c’est la reddition des comptes ! Les contrevenants sont punis et sans distinction !
Le train ralentit. La jeune fille se lève et se dirige vers la sortie.
– C’est une bonne solution. Mais alors, qu’attendez-vous pour la mettre en œuvre ? Vous le devez bien pour vos enfants ! lance-t-elle en direction du bonhomme en djellaba.
Un sentiment de gêne plane. Nous nous sentons tous interpellés. Juste avant de disparaître, elle ajoute avec un sourire énigmatique :
– À moins que vous vous donniez bonne conscience en vous disant que la justice, la vraie, la même pour tout le monde, n’est peut-être pas de votre temps ! Ni même de ce monde !
Rida Lamrini - 27 juin 2012