mercredi 27 juin 2012

La justice n’est peut-être pas de ce monde


Le train est bondé. C’est l’été. Mes voisins de compartiment sont occupés à lire leurs journaux. La une de ce quotidien, aguichante à souhait, rapporte le cas de responsables mis derrière les barreaux. De quoi assouvir le voyeurisme des uns, la soif de justice des autres. Je ferme les yeux, aspirant à un peu de repos. Mes compagnons de voyage en décident autrement.
– On dirait que notre justice bouge enfin, dit le bonhomme en djellaba, assis près de la fenêtre. On voit de plus en plus de gros pontes interpellés ces derniers temps.
– C’est une impression que tu as, réagit son voisin, un homme chauve avec des lunettes de vue aux verres épais. La presse regorge de faits délictueux sans que ça n’interpelle qui que ce soit.
– Au moins, la presse fait son travail, affirme la dame qui lui fait face.
– Mais la justice ne fait pas le sien, rétorque l’homme à la djellaba. Ailleurs, une affaire étalée sur la place publique déclenche une enquête de justice. Chez nous, la justice s’active dans tel cas, et regarde ailleurs dans tel autre. On finit par avoir en sympathie ceux qui se font prendre.
– Vous exagérez ! s’exclame la dame en baissant son journal, ébahie. Comment peut-on prendre en sympathie des gens poursuivis pour malversations ?
– Pourtant, croyez-le ou non, les gens actuellement derrière les barreaux sont victimes d’injustice, dit notre bonhomme avec un sourire énigmatique, comme s’il prenait un malin plaisir à enfoncer le clou.
Les occupants du compartiment abandonnent les journaux et fixent l’homme en djellaba, interloqués.
– Oh rassurez-vous, je ne dis pas que ces gens sont irréprochables, dit-il visiblement satisfait de l’effet de ses propos. Quoiqu’ils restent innocents tant qu’ils ne sont pas jugés coupables.
– Et de quelle injustice vous voulez parler ? dit une petite voix provenue du fond du compartiment.
Éloignant des écouteurs de ses oreilles, une jeune fille assise en face de notre bonhomme, la vingtaine à peine, le fixe des yeux. Dégageant une maturité précoce, elle paraît déterminée à avoir une réponse.
– Vous convenez que toute affaire d’intérêt public doit être examinée par la justice, dit-il. Or, ça n’est jamais le cas chez nous. Lorsqu’une enquête est déclenchée c’est qu’on est dans l’un des cas de figure suivants. Soit un règlement de comptes. Soit l’affaire a été ébruitée par des adversaires, ou par un Don Quichotte qui espère voir justice rendue, sans possibilité de l’étouffer. Soit l’intéressé s’est mêlé les pinceaux lui-même et, ne présentant plus d’importance, il est abandonné à son sort.
– Où est l’injustice alors ? relance la jeune fille.
– L’injustice réside dans le fait que seuls les cas dont je viens de parler se font épingler alors que plein d’autres ne sont pas inquiétés, alors que leurs forfaits sont connus. Une espèce de sélection discriminatoire des coupables.
– Mais alors, pour assainir, il y a bien du monde qu’il faudra mettre en prison, dit l’homme aux verres épais. La chasse aux sorcières, quoi. Et là, au lieu de justice, ce sera le chaos.
– Ça, personne n’en veut, dit l’homme en djellaba. Mais personne n’aime l’injustice non plus. Seule solution, tourner la page, et décréter que dorénavant c’est la reddition des comptes ! Les contrevenants sont punis et sans distinction !
Le train ralentit. La jeune fille se lève et se dirige vers la sortie.
 – C’est une bonne solution. Mais alors, qu’attendez-vous pour la mettre en œuvre ? Vous le devez bien pour vos enfants ! lance-t-elle en direction du bonhomme en djellaba.
Un sentiment de gêne plane. Nous nous sentons tous interpellés. Juste avant de disparaître, elle ajoute avec un sourire énigmatique :
– À moins que vous vous donniez bonne conscience en vous disant que la justice, la vraie, la même pour tout le monde, n’est peut-être pas de votre temps ! Ni même de ce monde !

Rida Lamrini - 27 juin 2012


Mon chauffeur de taxi

Mon chauffeur de taxi est agité. Sa conduite m’inquiète. Une serviette sur les genoux, les mains posées partout sauf sur le volant, il me regarde plus souvent qu’il n’observe ce qui se passe devant lui. Il louvoie entre les voitures, les cyclomoteurs et les piétons avec une dextérité déconcertante. Je suis bien aise qu’il m’ait pris en charge. Les taxis drivers de Casablanca ne s’arrêtent que si la direction où vous souhaitez vous rendre, et que vous avez eu l’intelligence de leur indiquer au préalable par la main, leur convient. Tant de taxis avant lui sont passés devant moi sans daigner s’arrêter, indifférents à mes signes désespérés et à mes sifflets enroués. Mon rendez-vous commence à être compromis.
La vue du tacot n’est pas rassurante. L’état des pneus m’a rendu fébrile. La carrosserie a fait plusieurs guerres. Les sièges ont rendu l’âme. Les amortisseurs ne répondent plus aux sollicitations des chaussées.
Mon chauffeur de taxi est intarissable. Il n’a pas arrêté de discourir. Il n’attend pas mes réactions. Il fait les questions et les réponses. Lorsque je suis monté dans son vieux bahut, je lui ai tout juste demandé comment vont les choses. Je ne savais pas que cette question anodine allait libérer un torrent de paroles.
– Comment voulez-vous que ça aille bien ? se tourne-t-il en me prenant à partie.
Je me sens coupable d’avoir évoqué le sujet qui fâche ! Le temps de me ressaisir, mon conducteur a déjà poursuivi sa diatribe.
– À la fin de la journée, il me reste des miettes une fois que j’ai réglé le propriétaire de l’agrément. Et pour arranger le tout, le gouvernement ne trouve rien de mieux que d’augmenter les prix du carburant !
Je le dévisage. Il porte une longue barbe.
– Vous avez pourtant voté pour lui ! ne puis-je m’empêcher de lui dire avec une assurance empruntée.
– Oui, confirme-t-il. Je ne savais qu’il allait faire ce coup. Le comble, ils affirment que ça ne concerne pas les pauvres ! Uniquement ceux qui ont une voiture ! Qu’en savent-ils ?
– Le pétrole a renchéri, essaie-je de le raisonner. Le gouvernement ne peut pas payer pour nous à vie.
Il marque un temps d’arrêt, me fixe des yeux. Cela me paraît long.
– Mon bon monsieur, poursuit-il avec la même verve, les gens attendent beaucoup des gouvernants. Mais les gouvernants sont dépassés ! Ils se savent plus quoi faire ! Le monde va à la dérive. Il est devenu complexe. Personne ne sait ce qui se passe. Mais moi je sais ! Et je sais depuis quand !
Mon chauffeur de taxi a pris un air mystérieux. Il a lâché les derniers mots en penchant la tête vers moi. Comme si nous étions de vieilles connaissances. Comme s’il allait me livrer le secret de l’univers. Je recule instinctivement, de moins en moins rassuré. Il change brusquement de file, évite un motocycliste, lâche un coup de klaxon rageur et poursuit :
– Le monde est devenu fou depuis l’invasion de l’Afghanistan et la guerre en Irak.
Il me jette un coup d’œil, comme pour vérifier l’effet de sa phrase sur moi, puis reprend en pointant l’index vers le ciel :
– Depuis ce moment-là, l’Occident est à la dérive. Rien ne va plus. Ils pensaient couvrir leurs guerres par le pétrole. Ils ont récolté récession et chômage. Ils n’arrivent plus à s’en remettre. Leurs peuples ont aujourd'hui les mêmes problèmes que nous. Sauf que nous, on a l’habitude. Eux, ils découvrent. Alors à voir ce qui se passe chez les américains, chez les européens, et chez les frères arabes dont les fleurs de leur printemps chutent plus vite qu’elles n’ont bourgeonné, normal que les gens chez nous aient peur que ça arrive ici aussi. Ils ont peur pour leurs enfants, leurs boulots. Ils ne savent plus de quoi sera fait demain.
Se détournant de la chaussée, il me fixe d’un air résolu. Je me fais tout petit dans le siège délabré.
– Ils s’attendent à des temps durs. Le monde n’est plus ce qu’il était. Les gouvernants sont incapables de répondre à nos inquiétudes. Ils ne réformeront ni l’école, ni la justice, pas plus qu’ils ne fourniront du boulot aux jeunes ou qu’ils mettront fin à la corruption et à la dilapidation des deniers publics. Trop tard. Ça ira en empirant. Ils n’y pourront rien. Alors qu’ils augmentent le carburant ou pas…
– Et comment vous savez tout ça, balbutié-je.
Mon chauffeur de taxi me jette un regard appuyé, comme contrarié.

– Vous avez une idée du nombre de personnes de tout acabit avec qui je discute chaque jour ? Vous êtes ici dans une agora ambulante mon bon monsieur, pas dans un taxi !


Rida Lamrini - 20 juin 2012

Les chemins escarpés de la dignité


Si vous vous rendez à Rabat en train, vous êtes gratifié à l’arrivée d’un traitement d’une rare qualité. La ville impériale accueille ses visiteurs dans une gare dont la rénovation récente a su marier l’authenticité de l’architecture du milieu du siècle dernier avec le caractère novateur des matériaux modernes.
Je quitte les souterrains qui abritent le manège incessant des trains, et remonte vers la surface le long d’une succession d’escaliers mécaniques. À l’entresol qui sépare les quais du hall d’entrée supérieur, des barrières sont dressées sur le chemin. La laideur de ces obstacles tranche avec la beauté du marbre gris flamboyant qui revêt les murs et le sol. Je m’enquiers de cet aménagement incongru auprès d’un agent.
– Mon cher monsieur, m’explique-t-il comme s’il en avait gros sur le cœur, revenez cet après-midi, lorsque les jeunes auront fini de manifester devant le parlement et vous verrez ! Ils veulent rentrer chez eux sans payer le ticket de train. Ils disent que c’est leur droit. Les plus malins achètent des billets pour des villes proches, alors qu’ils se rendent loin. Que voulez-vous, on n’a pas le choix. Désolé pour le décor !
Je prends congé de l’aimable agent et, parvenu à l’extérieur de la gare, je m’arrête un instant. Ma posture tranche avec les allées et venues des voyageurs pressés, aux mines préoccupées. Retranché dans ma bulle, je succombe à l’indéchiffrable invitation de la ville à oublier l’agitation ambiante et à flâner dans ses rues. Le cœur léger, je prends le temps de goûter aux charmes d’une cité qui, jalouse de sa quiétude légendaire, réussit miraculeusement à échapper à la frénésie du siècle. J’admire la superbe avenue Mohamed V, surplombée d’un côté par la grande mosquée Assounna et l’historique Lycée Moulay Youssef, et finissant plus bas entre l’antique immeuble de la Poste et le majestueux siège de la Banque Centrale. Sous un ciel au bleu étonnamment méditerranéen, la blancheur des immeubles chargés d’histoire irise l’atmosphère d’une luminosité apaisante. Au milieu de l’avenue, de magnifiques palmiers centenaires dressent fièrement leurs troncs imposants vers le ciel, ponctuant en contrepoint le minaret de la mosquée.
Une clameur provient du bas de l’avenue. Des garçons et des filles, l’air d’avoir tout juste quitté les bancs de la faculté, en petits groupes entre les palmiers du terre-plein verdoyant de l’avenue, brandissent des banderoles et scandent des slogans, les poings levés, comme s’ils s’adressaient aux représentants du peuple, retranchés dans la bâtisse qui surplombe les bâtiments avoisinants. Le manège des jeunes semble avoir sur les honorables députés autant d’effet que les pas d’une fourmi sur un coussin de velours. Les élus de la nation, du moins ceux qui prennent la peine de se rendre au Parlement de temps à autre, ont depuis belle lurette abandonné le prestige de l’entrée principale pour la discrétion des portes arrière. Des agents des forces de l’ordre, l’air bonhomme, forment un cordon pour dissuader les manifestants de traverser la chaussée qui les sépare de l’édifice public. Les passants, indifférents aux jeunes protestataires, poursuivent leur chemin, blasés devant ce qui, peu à peu, s’est fondu dans le quotidien de leur ville.
Et pendant que ces jeunes chômeurs diplômés, ainsi qu’on les appelle, tiennent le haut du pavé, font la une des journaux et empoisonnent le sommeil des gouvernants, je songe à des jeunes qui, défavorisés par le sort, laissés pour compte du système éducatif, sans perspective d’insertion dans le système productif, ont pris leur destin en main, laissé les leurs derrière eux et se sont lancés vers des destinations lointaines. Dans la discrétion qui enveloppe la vie des petites gens, ils ont quitté leurs villages et, le temps des mois d’été, arpentent les plages du pays, lestés de leurs sacs et de leurs sacoches, pour vendre pépites, beignets, boissons, et autres casse-croûtes aux estivants qui se prélassent sous les rayons du soleil. Ils ne réclament ni intégration dans la fonction publique, ni emploi garanti, ni sécurité du travail. Ils n’ont aucune velléité de manifester devant une quelconque instance publique. Tout juste demandent-ils qu’on les laisse affronter les difficultés du quotidien, qu’on arrête de les pourchasser comme des criminels, pour qu’ils puissent gagner leur vie à la sueur de leur front.
Déterminés à se faire une place au soleil, ne comptant que sur eux-mêmes, n’attendant rien ni de leurs proches, ni des politiques, ces jeunes ont fait le choix de la difficulté, celui des chemins escarpés de la dignité.

Rida Lamrini - 13 juin 2012