Du haut des collines traversées par l’autoroute, Rayan aperçoit au loin Marrakech enserrée dans la brume. De leur hauteur, les monts majestueux de l’Atlas veillent sur la quiétude d’une des dernières oasis avant le Sahara. Un sentiment confus le saisit. Il a été partout dans le monde, atterri à bien des endroits, visité moult pays, séjourné dans nombre de villes. Seule Marrakech, sa ville natale, émerge à chaque fois différente de son écrin. Est-ce parce qu’il ne s’y rend plus souvent ? Ou en raison de l’événement de ce soir ?
Les souvenirs défilent.
Une jeunesse heureuse auprès de sa grand-mère Mahjouba, son oncle maternel Ahmed et sa sœur Zineb. Trois êtres merveilleux qui l’avaient recueilli à la naissance, avaient comblé d’amour en l’absence de parents pressés de divorcer au bout de trois mois de mariage, apporté une tendresse dont il n’arrive pas à retrouver la douceur.
Les matinées d’hiver. Tel un lézard, avec les enfants du quartier Riad Elarous, il cherchait la chaleur du soleil pour jouer aux billes et mener les duels de toupies. Il passait les après-midis à la place Djemaa El Fna, se baladait dans la médina jusque tard le soir, peu soucieux des remontrances de son oncle à son retour à la maison.
Son départ au Lycée Militaire de Kénitra mit fin à cette insouciance, laissant son oncle déchiré par la séparation.
Devenu hippie, il vit Marrakech, au même titre que San Francisco, Goa,
Katmandou, ou Ibiza, devenir pour son grand bonheur une Mecque des chantres du Peace and Love :
Brian Jones, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Keith Richards qui fuyaient le puritanisme
et le consumérisme effréné de leurs
sociétés, et venaient y vivre d’autres expériences.
Graham Nash, chanteur du groupe
britannique The Hollies, à l’instar des Rolling Stones et Led Zeppelin,
s’envole au Maroc pour une aventure de laquelle il ramène Marrakech Express,
une chanson inspirée par son voyage en train de Casablanca à Marrakech. Devant
l’indifférence des Hollies, il la garde pour lui. En 1969, il les quitte et
fonde avec David Crosby et Stephen Stills, auteurs-compositeurs-interprètes, le
supergroupe américain Crosby, Stills & Nash (CSN). Il inclut sa
chanson dans leur premier album. Le titre grimpe à la 17ème
place de l’US Billboard, devient un hit de Woodstock en 1970, et seul tube de
CSN dans le TOP 20 anglais.
Au loin, Rayan aperçoit la voie
ferrée. Un train file vers Marrakech. Il imagine Graham Nash, après s’être ennuyé
en première classe en compagnie de bourgeoises américaines, déménager
à la troisième classe, auprès de gens qui cuisinent des
repas sur des poêles parmi les poulets et les chèvres. Il trouve cela fabuleux.
Marrakech Express était née.
La génération de Rayan et Graham
se sentait libre, avec un avenir devant elle qu'lle voulait saisir. Le Maroc
bouillonnait. Léo Ferré allait en boîte à Casablanca, Brel donnait des
spectacles à Rabat. Les hippies étaient une bouffée d’air frais, les
libérateurs d’une société sclérosée.
Parvenu à la ville rouge, Rayan songe aux week-ends qu’il y passait avec Amira et ses enfants. De ces jours heureux, il ne reste que vagues réminiscences. Il roule au milieu d’une circulation paisible et anarchique, reflet du caractère joyeux et désinvolte des habitants. Voitures, charrettes, bicyclettes, cyclomoteurs occupent la chaussée, s’agglutinent au feu rouge, se précipitent lorsqu’il passe au vert, se fraient un chemin dans un indescriptible capharnaüm.
Marrakech s’est métamorphosée. Elle a poussé comme un champignon. La médina enserrée dans ses remparts et l’élégant quartier Guéliz bâti au début du siècle dernier par les français se sont fondus dans un foisonnement urbain qui, par miracle, a préservé l’âme de la ville, lui a conféré une empreinte en symbiose avec son cachet séculaire.
*
Du magma d’impressions qui fourmille
dans sa mémoire, Rayan retient les images de sa jeunesse, comme s’il ne pouvait
percevoir sa ville natale qu’à travers ses yeux d’enfant. Peu pressé d’arriver
à destination, il appelle sa sœur, lui annonce son arrivée. Meryem lui indique
son adresse. Elle l’attend devant l’immeuble. Elle court à sa rencontre. Il
s’extrait de sa voiture. Elle se jette sur lui, l’entraîne à l’intérieur. Dans
l’ascenseur elle lui annonce :
– Nora est là. Nous sommes heureuses de te revoir !
– Elle m’a invité pour ce soir. De quoi il s’agit-il ?
– Elle fête le mariage de sa
fille Sarah et Salim et leur nouveau-né. Allez rentre ! dit-elle en ouvrant
son appartement.
– Mon Dieu ! dit Nora en le voyant. Il y a une éternité qu’on t’a pas vu ! ajoute-elle dans une longue embrassade.
– Comment ça se passe à Marseille, demande-t-il.
– J’ai déménagé à Martigues.
– Tu vis en France depuis combien de temps ? Vingt ans ?
– Vingt-cinq ans mon cher ! Le temps passe vite.
– Vous êtes occupées. Je vous laisse à vos préparatifs. Je vais m’installer à l’hôtel. Je vous rejoindrai plus tard.
– Pas question ! dit Meryem. Tu dors ici ! Reste avec nous !
Il se plie de bon gré à la
volonté de sa sœur. Elle l’installe dans la chambre d’amis et, avec Nora, retourne
aux préparatifs de la soirée. Il prend une douche, s’habille pour la soirée,
s’installe dans un coin du salon, attend le signal de ses sœurs pour se rendre
à la soirée.
*
21 heures. Rayan et ses sœurs s’apprêtent à entrer dans la villa où a lieu la fête.
– Rassure-toi, dit Nora en le voyant hésitant. J’ai
invité juste nos frères et sœurs, les
tantes, les cousines, la maman de Salim et ses enfants. Trente personnes environ.
Ses sœurs Wafa et Laila accourent,
l’étreignent. Said Son frère se joint aux embrassades. Loubna sa nièce l’enserre,
suivie de Najia sa belle-sœur, Maria sa nièce, les enfants, les
maris, les femmes, les neveux. La nostalgie s’efface devant
l’émotion de revoir les siens. Il réalise combien, marié, ses rapports avec ses
proches s’étaient distendus au fil du temps, alors que sa belle-famille était
omniprésente dans sa vie, que ses enfants étaient proches de leurs
oncles maternels.
Les musiciens entament un air.
La salle s’anime. Les corps se trémoussent. Un couple s’avance, salue de la
main les convives qui applaudissent. Les negafates, habilleuses de la
mariée et maîtresses de cérémonie, installent Sarah et Salim dans un canapé au
fond de la salle.
Rayan a une sensation étrange.
Ni mal-être, ni allégresse. Un vague à l’âme, une lassitude de
s’opposer au destin, le bonheur d’être
avec ses proches. Il les embrasse, les serre contre lui, jubile de voir leurs enfants, lui qui a perdu les siens.
Il s’assied près de Loubna, jette un regard
circulaire, s’arrête sur Sarah. Elle a un
visage d’ange. Elle est belle dans son caftan blanc nacré, son diadème
en or, ses bijoux scintillants, son charme rayonnant. Elle a embelli depuis
leur rencontre dans un café du vieux port à
Marseille.
Elle est la princesse de la
soirée. Il l’admire. Elle lui fait un signe, appuyé par un sourire. Il se lève,
se dirige vers elle. Parvenu à son niveau, il se penche, l’embrasse. Elle lui
passe son bras autour du cou, le serre contre elle. Une émotion le saisit. Né
dans ses tripes, l’émoi noue sa gorge, éjecte des larmes de ses yeux. Il se
relève, s’éloigne vers la sortie. Wafa et Meryem le rejoignent.
– Ne vous inquiétez pas, leur
dit-il. Ce sont des larmes du bonheur d’être avec vous. Je suis en train de
renaître parmi vous.
Attendries, elles le cajolent, le réconfortent. Il ne peut leur avouer sa tristesse. Le bonheur retrouvé aiguise la douleur causée par la disparition de ses enfants. En vidant ses larmes, il se libère de la solitude qui l’enserre, qu’il s’évertue à ignorer, se croyant plus fort que le vide laissé par l’absence de ses enfants.
Il se ressaisit, sèche ses larmes, se blottit contre elles. Le bonheur ne peut être total. Il lui faut accepter ce que le destin veut bien lui offrir. Reconnaissant à Nora d’avoir réuni la famille, sublimé par l’éclat de Sarah, réconforté par l’amour de sa famille, il savoure l’enchantement du moment.
Il a retrouvé les siens. Il s’est retrouvé. À Marrakech, sa ville natale.
Extrait du roman "Tant que peux te dire je t'aime"
Rida Lamrini
Bouznika le 18 novembre 2019