lundi 21 mai 2012

Les rives fugaces du bonheur



 5 heures. L’appel des Muezzins s’élèvent dans le ciel encore sombre. 8 heures. Les cloches des églises résonnent à leur tour et couvrent de leur timbre les bruits de la matinée. À quelques heures d’intervalle, dans cette contrée sillonnée par tant de prophètes, mosquées et églises, des fois côte à côte, souvent distantes de quelques rues à peine, appellent leurs fidèles à se recueillir plusieurs fois dans la journée.
Devant le calme qui enveloppe Beyrouth, je me demande comment une ville si accueillante, si paisible, si propre, a-t-elle pu au cours de sa récente histoire sombrer dans les affres de la guerre civile et la fureur des affrontements entre communautés. Ses habitants semblent aujourd’hui croquer dans la vie à pleines dents, comme s’ils redoutaient le retour des folies meurtrières qui, un temps, avaient aveuglé leurs dirigeants. Les bienfaits de la paix ne sont pas un acquis éternel.
Mes pensées vont alors vers les habitants de la Syrie voisine. Hier encore, ils vivaient en paix. En apparence du moins. Tout près d’eux, les koweitiens se réveillèrent un matin au milieu des chars des voisins irakiens. À leur tour, ceux-ci virent impuissants le ciel noir de Bagdad déchiré par les traînées lumineuses d’innombrables missiles. De l’autre côté de la terre, comment ne pas songer à ces new-yorkais qui, un matin de septembre, avaient emprunté comme à l’accoutumée les ascenseurs des tours jumelles du World Trade Centrer, croyant se rendre à leurs lieux de travail, alors qu’ils avaient rendez-vous avec leur destin. Plus loin dans le temps, peut-on oublier ces populations des Balkans que les rêves mégalomanes et les visions haineuses de leurs leaders avaient plongés dans des horreurs indescriptibles ? Et l’Europe, qui se pose aujourd’hui en modèle d’intégration continentale, n’a-t-elle pas été le théâtre des deux guerres les plus infernales de l’histoire de l’humanité ?
Tout récemment, je me demande comment ces japonais, auxquels les secousses telluriques n’ont plus de secret, pouvaient-ils prévoir que le nième séisme qui les avait frappés allait déclencher un cataclysme océanique qui allait non seulement emporter des milliers de vies, mais détruire la centrale nucléaire qui faisait partie de leur quotidien, empoisonnant du coup atmosphère, végétation et animaux. Et tout près de nous, les libyens ont brutalement basculé dans les horreurs d’une guerre civile, auprès de laquelle les exactions du régime sanguinaire sous lequel ils ont si longtemps vécu semblèrent de joyeux pique-niques.
Et comment rester indifférent au sort de ces âmes, palestiniens, soudanais, tchéchènes, afghans, tibétains, sahéliens, africains…, qui, à cause de la folie des hommes ou de la dureté du climat, sont condamnées à errer sur des terres étrangères, sous de fragiles toits de toile et sur des lits de fortune.
N’y aurait-il donc pas de contrée qui échapperait aux impondérables de la vie ? N’y a-t-il pas d’eldorado sur cette terre, ni d’endroit idéal pour mener une existence paisible ? Les moments de bonheur que les êtres connaissent ici ou là ne sont-ils donc que d’éphémères instants de répit, en attendant que la vie les afflige de ses imprédictibles épreuves ?
Au moment où je quitte les rives aujourd’hui paisibles du Liban, mais menacées de subir les effets des soubresauts qui agitent la Syrie voisine, je prie pour qu’elles continuent à baigner dans la sérénité de ce mois de mai, et qu’elles soient à jamais préservées des nouvelles déchirures. Dans l’avion qui me ramène à cette contrée bénie du Nord-ouest d’Afrique à laquelle le destin m’a conduit pour y jeter l’ancre de ma barque, je me prends à remercier le Ciel pour la clémence de son climat, par comparaison aux phénomènes qui dévastent ici ou là le globe terrestre. Je mesure le bonheur qu’ont ses habitants de pouvoir y circuler librement et en toute sécurité, d’est en ouest, du nord au sud. Je réalise combien ses marchés, chaque jour achalandés du fruit de ses terres généreuses, sont une bénédiction qui appelle notre reconnaissance. Je prends conscience de la chance qu’ont ses citoyens, au regard d’autres contextes sociaux, de pouvoir exprimer, écrire et publier leurs opinions dans une relative liberté.
Béate satisfaction face aux nombreux problèmes qui assaillent le pays ? Aveugle attitude devant la réalité des difficultés dans lesquelles il se débat ? Louanges dithyrambiques à des politiques socio-économiques, critiquables à bien des égards ? Non, tout juste la sérénité qui découle de l’évaluation relative des événements, et l’inévitable philosophie forgée par les épreuves de la vie.
Si tu ne peux atteindre les rivages de tes rêves, aime la terre qui t’abrite et te nourrit.

Rida Lamrini 

Les indispensables petits billets


1993. St John’s, capitale du New Brunswick, une des provinces atlantiques du Canada. Je visite une société de produits de la pêche. Le patron m’a conduit aux entrepôts. D’innombrables piles de cartons de conserves de poissons sont stockées. Au détour d’une allée, un homme en uniforme est en train de prélever des boîtes.
– Qui est-ce ? avançai-je discrètement.
–  L’inspecteur du Ministère des Pêches et Océans. Il contrôle nos produits.
– Bof ! Peut-être qu’une enveloppe discrètement glissée… chuchoté-je en me penchant sur mon hôte.   
Au regard foudroyant de ce dernier, je réalise combien ma plaisanterie est de mauvais goût.
–  Vous n’y pensez pas ? La moindre allusion de ma part et c’est la fin de mon activité ! L’inspecteur débarque à l’improviste, effectue son inspection, prend des échantillons et s’en va sans mot dire. Nous apprenons plus tard par voie officielle le résultat de ses investigations.
– J’ai dit çà pour rire. Je voulais juste savoir si des pratiques courantes ailleurs ont lieu chez vous.
Je suis terriblement gêné. J’ai commis la bourde de ma vie. Parler de corruption à un canadien ? ! Même en plaisantant ! Voyant ma gêne, mon interlocuteur se lance dans une explication apaisante :
– Ce genre de pratique est inimaginable chez nous. D’abord, nous observons strictement la loi. Ensuite, les fonctionnaires sont bien payés. Tellement bien qu’ils tiennent à leur situation. Ils redoutent le tollé des médias si d’aventure ils ont vent d’une quelconque tentative de libéralité !
Je crois rêver. Il existe donc des contrées où les réglementations de protection des consommateurs sont respectées par les commerçants et appliquées par les fonctionnaires !
J’ai vécu cette scène, il y a près de vingt ans. Elle me revient aujourd’hui, violemment, pendant que j’attends que mon ami retire un document dans cette administration. Je le vois se frayer un chemin parmi la foule agglutinée devant le guichet bondé, chacun essayant de se faire servir comme il peut… sans ordre, ni queue, en jouant des coudes. Les plus malins jouent discrètement… des relations !
Pressé et impatient, mon ami se tourne vers moi après avoir fouillé ses poches et me demande un billet de vingt dirhams. Naïvement, je lui fais remarquer que c’est insuffisant pour les frais de timbre.
– Qui t’a parlé de timbres ? rétorque-t-il. J’en ai besoin pour faire bouger ce fonctionnaire !
Je ressens une gêne piteuse. Mon ami n’hésite devant rien pour obtenir ce qu’il veut. Mais c’est la première fois que je le vois à l’œuvre et sans retenue.
Embarrassé, pestant contre les pratiques de mon ami, je lui loge le billet dans le creux de la main avec d’infinies précautions. Amusé par mes gestes maladroits, il m’arrache le billet de la main et le brandit en l’air, s’adresse à la fois à moi et au préposé de service, et fait à haute voix :
– Mais de quoi tu as peur ? On n’est pas en train de voler ! Tenez, mon brave, voici pour votre peine !
Une fois dehors, je déverse mon dégoût sur mon ami. Il me rit au nez et me dit :
– Écoute, il faut que tu comprennes que le salaire n’est plus la seule rémunération du travail.
– Alors que ceux qui ne sont pas contents de leurs salaires changent de boulot ! crié-je presque.
– Va dire ça à l’ouvrier qui fait des travaux chez toi, à l’infirmière qui s’occupe de toi, au responsable des achats à qui tu veux fourguer ta camelote. Rien ne marche sans quelques billets bien arrangés. Avec ça, tu neutralises n’importe quelle loi. Tu obtiens ton permis de conduire. Tu échappes au fisc. Tu évite l’amende. Tu court-circuites le règlement qui t’empêche de faire du business. Tu obtiens un crédit facile. Tu construis dix étages là où seuls six sont autorisés. Même le criminel peut échapper au châtiment !
J’écoute, médusé. Mon ami poursuit :
– C’est comme ça que marche le système. Tiens, mon fils, je lui donne chaque jour une bourse rien pour huiler les rouages. À la fin de la journée, il a réglé tous les problèmes, sans perdre de temps.
Effarant ! Une malédiction pèserait-elle sur nous pour que soit monnayée chaque transaction entre individus ? Que faire pour s’en libérer ? Est-ce l’affaire du Gouvernement ? Ne serions pas nous, citoyens, les responsables ? Et les gros betas parmi nous qui ne s’adonnent pas à ce commerce, comment font-ils dans la vie ?
Les questions me font mal à la tête. Je repense à mon hôte canadien. Mais qu’ont-ils donc les canadiens de si particulier ?

Rida Lamrini 09 mai 2012