1993. St John’s, capitale du New Brunswick, une des provinces
atlantiques du Canada. Je visite une société de produits de la pêche. Le patron
m’a conduit aux entrepôts. D’innombrables piles de cartons de conserves de
poissons sont stockées. Au détour d’une allée, un homme en uniforme est en
train de prélever des boîtes.
– Qui est-ce ? avançai-je discrètement.
– L’inspecteur du Ministère des
Pêches et Océans. Il contrôle nos produits.
– Bof ! Peut-être qu’une enveloppe discrètement glissée… chuchoté-je
en me penchant sur mon hôte.
Au regard foudroyant de ce dernier, je réalise combien ma plaisanterie est
de mauvais goût.
– Vous n’y pensez pas ? La
moindre allusion de ma part et c’est la fin de mon activité ! L’inspecteur
débarque à l’improviste, effectue son inspection, prend des échantillons et
s’en va sans mot dire. Nous apprenons plus tard par voie officielle le résultat
de ses investigations.
– J’ai dit çà pour rire. Je voulais juste savoir si des pratiques
courantes ailleurs ont lieu chez vous.
Je suis terriblement gêné. J’ai commis la bourde de ma vie. Parler de
corruption à un canadien ? ! Même en plaisantant ! Voyant ma
gêne, mon interlocuteur se lance dans une explication apaisante :
– Ce genre de pratique est inimaginable chez nous. D’abord, nous observons
strictement la loi. Ensuite, les fonctionnaires sont bien payés. Tellement bien
qu’ils tiennent à leur situation. Ils redoutent le tollé des médias si
d’aventure ils ont vent d’une quelconque tentative de libéralité !
Je crois rêver. Il existe donc des contrées où les réglementations de
protection des consommateurs sont respectées par les commerçants et appliquées
par les fonctionnaires !
J’ai vécu cette scène, il y a près de vingt ans. Elle me revient
aujourd’hui, violemment, pendant que j’attends que mon ami retire un document dans
cette administration. Je le vois se frayer un chemin parmi la foule agglutinée
devant le guichet bondé, chacun essayant de se faire servir comme il peut… sans
ordre, ni queue, en jouant des coudes. Les plus malins jouent discrètement… des
relations !
Pressé et impatient, mon ami se tourne vers moi après avoir fouillé ses
poches et me demande un billet de vingt dirhams. Naïvement, je lui fais
remarquer que c’est insuffisant pour les frais de timbre.
– Qui t’a parlé de timbres ? rétorque-t-il. J’en ai besoin pour
faire bouger ce fonctionnaire !
Je ressens une gêne piteuse. Mon ami n’hésite devant rien pour obtenir
ce qu’il veut. Mais c’est la première fois que je le vois à l’œuvre et sans
retenue.
Embarrassé, pestant contre les pratiques de mon ami, je lui loge le
billet dans le creux de la main avec d’infinies précautions. Amusé par mes
gestes maladroits, il m’arrache le billet de la main et le brandit en l’air, s’adresse
à la fois à moi et au préposé de service, et fait à haute voix :
– Mais de quoi tu as peur ? On n’est pas en train de voler !
Tenez, mon brave, voici pour votre peine !
Une fois dehors, je déverse mon dégoût sur mon ami. Il me rit au
nez et me dit :
– Écoute, il faut que tu comprennes que le salaire n’est plus la seule rémunération
du travail.
– Alors que ceux qui ne sont pas contents de leurs salaires changent de
boulot ! crié-je presque.
– Va dire ça à l’ouvrier qui fait des travaux chez toi, à l’infirmière
qui s’occupe de toi, au responsable des achats à qui tu veux fourguer ta
camelote. Rien ne marche sans quelques billets bien arrangés. Avec ça, tu
neutralises n’importe quelle loi. Tu obtiens ton permis de conduire. Tu échappes
au fisc. Tu évite l’amende. Tu court-circuites le règlement qui t’empêche de
faire du business. Tu obtiens un crédit facile. Tu construis dix étages là où
seuls six sont autorisés. Même le criminel peut échapper au châtiment !
J’écoute, médusé. Mon ami poursuit :
– C’est comme ça que marche le système. Tiens, mon fils, je lui donne
chaque jour une bourse rien pour huiler les rouages. À la fin de la journée, il
a réglé tous les problèmes, sans perdre de temps.
Effarant ! Une malédiction pèserait-elle sur nous pour que
soit monnayée chaque transaction entre individus ? Que faire pour s’en libérer ?
Est-ce l’affaire du Gouvernement ? Ne serions pas nous, citoyens, les
responsables ? Et les gros betas parmi nous qui ne s’adonnent pas à ce
commerce, comment font-ils dans la vie ?
Les questions me font mal à la tête. Je repense à mon hôte canadien.
Mais qu’ont-ils donc les canadiens de si particulier ?
Rida Lamrini 09 mai 2012
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