Tard ce jour, je consulte ma messagerie. Je suis
agréablement surpris de recevoir un mail de Dalal, mon amie d’Algérie. S’ensuit
un échange dont je vous livre l’essentiel :
Dalal : Bonsoir Rida. Je reviens vers toi au
sujet de mon mémoire de MBA que je finalise en binôme avec mon amie Dina. Il
porte sur "les politiques publiques d’appuis à l’entrepreneuriat". Un
chapitre traitera du benchmarking avec d’autres pays, tel le Maroc. Je compte
sur toi pour cette partie. Dina réside à Casablanca. Elle prendra attache avec
toi pour en discuter plus amplement. Amicalement. Dalal.
Moi : Tu peux compter sur moi. Le sujet est
passionnant. Je verrai Dina avec plaisir. À bientôt.
Dalal : Merci Rida. Dina rentre au Maroc ce
mardi 12 août. Encore merci et à bientôt.
Moi : À propos, je suis pour le moment à
Saidia, au nord d’Oujda.
Dalal : Mais c’est génial, traverse juste la
frontière et on se retrouve à Oran.... !
Les bras m’en tombent. Je ne sais que répondre. C’est
vrai. Oujda… Oran… c’est juste à côté. Il n’y a qu’à… traverser la frontière.
Une limite tracée par des hommes… pour garder à distance… d’autres hommes. Dalal
et moi avons échangé par mail comme si nous résidions dans la même localité. Deux
êtres intellectuellement proches, culturellement semblables, humainement
similaires. À aucun moment nos esprits n’ont été traversés par des
considérations de nationalité, de géographie… ou de politique. Traverse la
frontière… et on se retrouve à Oran ! Naturel, intuitif, simple. Pour tout
esprit sensé. Pour des âmes nées dans la même culture, imprégnées de la même
histoire, parlant la même langue, imbues des mêmes valeurs ancestrales.
Pourtant des esprits s’entêtent à garder cette
frontière fermée. À l’encontre de la volonté des peuples. Sans les consulter. Sur
la base d’iniques décisions prises dans le secret des alcôves d’une haute et
mystérieuse bureaucratie politique. Que ne donne-t-on pas la parole aux
milliers de familles et aux millions d’êtres qui vivent de part et d’autre de
cette « frontière » pour s’exprimer sur une décision qui a brisé des
familles, éloigné des cousins, séparé des amis, contrarié des échanges, tari des
vocations. Ils n’ont d’ailleurs pas attendu qu’on les consulte. De part et
d’autre, ils traversent par milliers chaque jour la « frontière » au
nez et à la barbe des forces chargées de la garder fermée.
Ma tête bouillonne. Je prends la direction d’Oujda
et m’arrête à la sortie de Saidia. Là, la route sillonne au fond d’une gorge.
Entre deux montagnes. Deux montagnes si proches qu’on a l’impression qu’elles
vont s’embrasser. À l’image des hommes et des femmes qui, chaque jour, faute de
pouvoir se rencontrer, de se serrer dans leurs bras, s’arrêtent à cet endroit
pour se faire des gestes de la main, crier à tue-tête à l’adresse de vis-à-vis
qui se tiennent à une dizaine de mètres, de l’autre côté de la rivière Kis qui
coule dans la gorge.
Je m’approche. Mon attention est attirée par deux
femmes penchées sur une enfant.
– Tu vois Tati ma
fille ? dit la plus jeune des femmes.
– Oui maman. Pourquoi elle ne vient pas chez
nous ?
– Elle est occupée pour le moment. Elle viendra ma
chérie. Et tu vois ta cousine ?
L’enfant fait des gestes de la main à la jeune fille
qui se tient de l’autre côté près de sa tante.
– Et le garçon près de Tati, c’est ton cousin. La
dame à côté de Tati, c’est ta tante.
– Tu as combien de sœurs maman ?
– Quatre. Deux sont là devant. Les deux autres sont
décédées.
– Celle que je vois est vieille maman. Dis-lui de
venir vite. Sinon je risque de ne pas la voir.
Je jette un regard indiscret sur la maman. Je crois
voir une larme perler dans ses yeux.
Le cœur brisé, je m’éloigne. D’insensibles
autocrates gardent « la frontière » fermée, pendant que des centaines
d’individus défient chaque jour la barrière dressée et, par la force de la
volonté et de l’imagination, se voient, se parlent, échangent, à distance. Ils étanchent
leur soif du cousin, atténuent leur manque de la tante, calment leur désir du
frère.
Tous les jours, entre deux montagnes à la sortie de
Saidia, dans un endroit appelé Bin Lajraf, de chaque côté de la rivière Kis,
des jeunes en groupes, des individus seuls, des familles entières se rendent
visite, prennent des photos, crient pour se faire entendre, s’envoient des sms,
partagent des images.
Ils viennent voir leurs proches… affirmer leur
vocation de citoyens du monde, et envoyer un dérisoire pied de nez aux
politiques aveugles. Ce faisant, ils perpétuent les liens humains historiques
et les relations culturelles séculaires que des politiques pensent avoir à
jamais brisés.
Impuissant mais résolu, je réponds à l’invitation de
Dalal et traverse, par la pensée, la rivière Kis à Bin Lajraf et la rejoins à
Oran, porté par un désir légitime d’échanger sur des préoccupations communes
qui ignore les frontières et les bornages, à l’instar des millions d’êtres
humains qui vivent de part et d’autre d’une limite d’un autre âge.
Rida Lamrini - 13 août 2014