Dans la grisaille
de la vie, ou la banalité du quotidien, il est des actes d’apparence insignifiants,
mais qui, plus tard, se révèlent comme nous ayant marqué bien plus profondément
que nous ne le pensions. Tels des abeilles qui butinent de fleur en fleur, nous
passons d’une situation de la vie à une autre, en gardant si peu, sinon rien,
de nos vécus éphémères. C’est l’impression que j’ai gardée du coucou de Nabil
lorsque son « Salut ! » avait fait irruption sur mon écran
d’ordinateur. S’ensuivit un chat banal, entre deux connaissances qui s’étaient
perdues de vue depuis un certain temps, réunies ce jour-là par la magie des
connexions internet qui ont rendu le plus lointain des amis à portée de clic de
souris. Notre conversation n’avait rien de particulier, juste un échange amical
des nouvelles de l’un et de l’autre.
Mon ami se
souvient-il de cet échange ? Peut-être pas. Du moins m’avait-il semblé
lorsque nous avions mis le point final à notre conversation, lui en me
souhaitant bon week-end, et moi en lui disant que j’espérais que nous trouvions
le temps pour échanger de vive voix et en toute amitié.
Et puis,… plus
tard,… bien plus tard, de cette conversation anodine une phrase prenait de plus
en plus relief. En la replaçant dans son contexte, je me rappelle avoir demandé
à Nabil si tout allait bien pour lui. Il m’avait répondu « la vie est belle ». Une réplique
singulière. Il y avait si longtemps que je n’avais pas entendu quelqu’un vanter
la beauté de la vie. Quand bien même nous souhaitons ne voir que beauté dans la
vie, il est difficile de garder le baromètre de l’optimisme au beau fixe devant
les nouvelles et les difficultés charriées par les média au sujet d’un monde
dont la boussole semble durablement déréglée.
Je n’avais pas pu
m’empêcher de dire à mon ami que la vie porte en elle tant de hauts et de bas
que si on arrive à lui trouver de l’éclat, c'est qu'on a accumulé une sacrée
dose de sagesse. Et là, il me servit la phrase. Celle qui a marqué mon
inconscient. « Lorsqu’on prend conscience des filtres et du superflu, la clarté
revient, ainsi que les couleurs qui enchantent la vie. »
Dieu que c’est
bien dit !
Les
filtres ! Sommes-nous conscients combien nous en portons sur les
yeux et qui embuent notre vision du monde ? Cette interrogation prit tout
son sens lorsque ce même jour deux jeunes enfants, un frère et une sœur,
débarquèrent de leur pays européen pour passer leurs vacances d’été avec leurs
grands-parents de ce côté-ci de la Méditerranée. Là-bas, on leur fait porter un
filtre. Ici, avec leur famille d’été, ils porteront un autre filtre. Laquelle des
vues du monde procurée tour à tour par chacun des filtres est la bonne ? Ou
serait-ce celle qui résulte de la superposition des deux ? Richesse du
multiculturalisme ou choc des civilisations ?
Oublions ce cas
complexe et tenons-nous en aux produits d’une même culture. Portent-ils pour
autant un même et unique filtre ? Ne portons-nous pas plutôt une variété
de filtres, qui tels des sédiments, ont été déposés sur nos yeux par différents
cercles d’appartenance ou diverses sphères de fréquentation sociale ?
Comment prétendre à l’objectivité quand tant de filtres embuent notre
vue ? Défendrions-nous les positions pour lesquelles nous sommes prêts à
mourir aujourd’hui de la même manière que si, par la volonté du destin, nous
étions les produits d’une autre culture ? Comment nos affirmations peuvent-elles
relever de la vérité absolue, quand en fait nous nous comportons davantage comme
les porte-parole conjoncturels d’une culture ? Ne serions-nous donc que des
acteurs interchangeables, dont les credo sont déterminés par le contexte que le
destin a choisi pour leur cheminement d’êtres humains ?
Mon ami m’avait également
parlé du superflu. Prendre conscience du superflu avait-il dit. Depuis, je me
suis amusé à inventorier tous les « indispensables » de la vie dont
je pouvais me passer. Ceux qui n’améliorent pas mon confort individuel outre
mesure, et ceux qui ne contribuent pas davantage à mon développement personnel.
Ceux qui ne font pas progresser la société dans sa globalité, et ceux qui n’humanisent
pas nos relations individuelles. Et, comme si j’effeuillais un artichaut, je me
suis retrouvé avec si peu d’« indispensables » pour vivre, et pourtant
bien vivre.
Et là, « la clarté revint, ainsi que les couleurs qui
enchantent la vie ! ».
Merci Nabil. Merci
d’une phrase qui m’a fait redécouvrir la beauté de la vie.
Rida Lamrini - 18 juillet 2012