– Chaque fois que
je me balade en ville, je suis obsédé par la même question, dis-je avec
amertume.
Karim ne réagit. Trop
occupé à conduire. Tout à tour, il tance le conducteur qui lui a refusé la
priorité, le cyclomoteur surgi de nulle part, la piétonne qui traverse en
regardant ailleurs.
– T’es obsédé par
quelle question ? me demande-t-il entre deux jurons.
– Est-ce qu’ils voient-ils
ce que je vois ?
– Qui ils ?
– Ceux qui ont un
gramme de responsabilité dans cette ville.
Mon ami part d’un
rire franc.
– Tu peux rire, bougonné-je,
quelque peu offusqué.
– Je ris lorsque
j’entends le mot responsable, dit Karim, plus sarcastique que jamais, prêt à
invectiver l’auteur de la première incartade de conduite. Je ne sais pas ce que
ça veut dire. J’en connais pas. Et tu vois quoi au fait ?
– Des chaussées
défoncées. Je me demande s’ils les voient. Une signalisation défaillante. J’ai
l’impression qu’ils ne circulent pas en voiture. Des détritus qui ont envahi
nos quartiers. Ça ne semble pas les incommoder.
– C’est
tout ? dit Karim en brûlant allègrement un feu passablement mûr.
– Non, c’est pas
tout ! dis-je, contenant mon irritation avec peine. Je vois des jeunes qui
sniffent au lieu d’être à l’école. Des mendiants à tous les coins de rue, sans
trop savoir si ce sont des vrais ou s’ils en ont fait une profession. De jeunes
filles qui s’adonnent au vieux métier au grand jour.
– On dirait que
tu découvres. C’est notre quotidien cher ami ! Rien de nouveau à
l’Ouest !
– Peut-être. Mais
je n’arrive pas à m’y habituer. Tiens, les sorties de lycée me font peur. Je
vois des jeunes, inquiets pour leur avenir. Comment vont faire les générations
futures pour travailler, se loger, se soigner, avoir des enfants… Ça aussi ils
ne les voient pas ? Et ces marchands ambulants ? Ils ne peuvent pas se
payer le loyer d’un local, c’est hors de prix. Reste les rues et les trottoirs.
Et qu’est-ce qu’on fait pour eux ? On les pourchasse ! Mais où peuvent-ils
aller ? Ce sont des Bouazizi en puissance. Et ces filles qui se font
harceler dans les rues… et cette circulation où les gens étouffent… et ces
conducteurs qui ignorent les règles simples de la courtoisie… Et ces gens qui
prennent les rues pour leur vide-ordures…
– Tu ne t’es pas
réveillé du bon pied ce matin, dit Karim, agacé.
Sans crier gare,
il appuie rageusement sur le klaxon, assourdissant du coup le voisinage, sort
la tête par la fenêtre, lance une bordée d’injures au conducteur qu’il vient de
croiser, puis se retourne vers moi :
– C’est
maintenant que tu réalises ce qui ne va pas ? Ça date pas
d’aujourd’hui ! Où veux-tu en venir ?
– Ça date
peut-être pas d’aujourd’hui. Sauf que continuer à faire comme si nous mènera
droit au mur.
Karim ne m’écoute
plus. Arrivé au feu rouge, il déverse sa rage sur le taxi qui s’est arrêté à
son niveau. L’échange est peu amène. Des noms d’oiseaux volent. Je crains que
Karim n’en vienne aux mains. Heureusement, le feu passe vite au vert. Les deux
hommes démarrent sans avoir épuisé tous leurs griefs. Ils poursuivent leur querelle
à distance, en se promettant de régler leurs comptes bientôt.
– Tu disais que nous
allions droit au mur ? me relance Karim, manifestement frustré de ne pas
avoir mené l’altercation à son terme.
Je refrène ma
frustration.
– Oublie ce que
je disais à propos des responsables, laissé tomber dans un soupir. Dans pas mal
de ce que j’ai vu aujourd’hui, ils n’y sont pour rien.
Rida Lamrini - 04 juillet 2012
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