Mon cher
enfant,
Ce
matin, ta mère et moi t’avons confié entre les mains de Dieu. Depuis, je
respire mal. T’écrire me soulage. Je t’écris pour la première fois, pour te
confier mes sentiments, te dire les mots gardés en moi depuis ta venue dans ce
monde.
Tu étais
né un 12 décembre 1993, à l’heure où la nuit rendait ses derniers soupirs,
comme une fleur qui éclot au petit matin. Le muezzin couvrait de ses appels à
la prière les gémissements de ta mère. L’aube naissante peignait le ciel en
puisant des couleurs dans la palette rougeoyante du soleil qui se levait. Le
travail de ta mère dura moins de deux heures. Une délivrance comme elle en a
toujours rêvé, elle qui avait failli être emportée à chaque accouchement. Une
telle venue au monde préfigurait le garçon que tu allais être.
Personne
n’attendait ta venue. Sans crier gare, tu avais illuminé un foyer qui pensait
avoir rangé à jamais couches et layettes, biberons et jouets, cahiers et
cartables. Nous avions tout à réapprendre, tout à refaire. Comme aux premiers
jours de notre union. Comme si tu étais notre premier bébé.
Avions-nous
eu assez d’intelligence pour déceler les subtils chamboulements que ta
naissance allait apporter aux rapports complexes de la famille ? Nous
étions-nous rendu compte du déplacement imperceptible que tu avais imprimé au
centre de gravité du foyer vers ta petite personne ? Avions-nous réalisé
comment tu t’étais délicatement installé au point focal des attentions que tes
frères pensaient avoir occupé à jamais ? Ta nature discrète, ton caractère
conciliant, ton humeur joviale avaient fait leur bonheur, eux pour qui
adolescence avait rimé avec inexplicables sautes d’humeur et effrayantes
éruptions. Tu avais traversé les redoutables tempêtes de l’âge ingrat avec un
calme angélique. Un enfant de rêve, que bien des parents aimeraient avoir.
Réalisions-nous
que tu grandissais au fil des jours ? Peu probable, tant tu restais pour nous
le bébé né un matin d’hiver. De ton côté, tu ne faisais rien pour nous faire
changer d’avis. Tu n’en finissais pas de te délecter de l’état d’éternel bébé
que nous avions décrété pour toi. Avec l’affection de tes aînés en prime,
restés l’objet des attentions, le centre des préoccupations. Ce dont tu t’en
accommodais.
Puis vint
le temps des envols de la nichée. Un à un, tes aînés déployaient leurs ailes,
quittaient le cocon familial, s’en allaient vers d’autres cieux, avides de
découvrir le monde, croquant à pleines dents le bonheur de s’être libérés de
l’étau familial, grisés de n’avoir plus à compter que sur eux-mêmes. Ils se
souciaient peu du vide laissé dans nos cœurs de parents. Avec le temps qui
cicatrise les plus profondes des blessures, nous avions surmonté notre chagrin,
confiants dans notre force à affronter les épreuves de la vie. Pourtant,
savions-nous que notre rétablissement était dû moins au temps qui passait qu’à
toi petit bonhomme, qui, par ta présence, les coudées désormais franches,
emplissais un foyer devenu subitement grand, animais un monde dépeuplé,
déridais des réunions mornes, apposais ton empreinte sur les objets et les
bibelots, faisais un tant soit peu oublier l’absence de tes aînés ?
Le temps
allait se charger de nous le faire savoir.
Aujourd’hui,
vint ton tour de t’envoler. Nous pensions y être prêts, endurcis par les
départs de tes frères. Nous t’avions accompagné à l’aéroport, conforté,
encouragé, avions manifesté notre amour, prodigué nos conseils, exprimé notre
confiance en ta capacité à affronter l’inconnu. Cachant mal notre désarroi,
nous t’avions serré dans de longues étreintes, comme si nous voulions garder
une partie de toi-même, capter un souffle de ton âme, prélever une relique de
tes vêtements, avant que tu ne t’engouffres dans l’avion qui allait t’éloigner
de la terre qui t’a vu naître, des proches qui t’ont couvé, des parents qui
t’ont veillé.
De retour
à la maison, ta mère et moi avions franchi le seuil, seuls, comme ce premier
jour où nous avions décidé de cheminer ensemble dans la vie. Dans un espace
devenu désormais trop grand, un épais silence nous a accueilli. Nous avions eu
le terrible sentiment d’être étrangers dans le foyer que nous avions mis une
vie à construire. L’émotion nous a fait mesurer l’étendue du vide abyssal que
tu as laissé derrière toi. Nous nous sommes rendus à l’implacable réalité que
nul ne le comblerait. Nous avons réalisé que, à l’instar d’autres parents, nous
ne te chérissons pas davantage que tes aînés, mais que tu as été le baume qui
pansait les déchirures provoquées par leurs départs successifs.
Demain
matin, nous n’aurons pas de baume pour apaiser notre souffrance.
Tout juste
des souvenirs, de l’espoir et des prières.
Dieu te
protège toi et tes frères dans vos nouveaux univers.
Dieu te
bénisse, mon enfant.
Rida Lamrini - 12 septembre 2012
Revu le 29 janvier 2020