jeudi 10 mai 2012

Exister… mais sur papiers




Chaque fois que je passe devant un poste de police des frontières d’un pays, j’oscille entre la sérénité du citoyen aux papiers parfaitement en règle, et l’inquiétude du ressortissant d’un pays suspect de terrorisme et autres activités répréhensibles. Ce jour-là, en débarquant à l’aéroport d’Orly, je réalisai pour la première fois en présentant mon passeport que l’agent de service m’avait à peine regardé. Il passa la majeure partie du temps à vérifier mon document de voyage. Je ne savais pas si je devais me réjouir d’être passé comme une lettre à la poste, ou me sentir froissé qu’il ait accordé plus de temps à mes papiers qu’à ma petite personne.
Une semaine plus tard, impatient de rentrer au bercail, je décidai d’observer de près le comportement du policier qui, ce jour-là, vérifierait mes papiers à l’aéroport. Même indifférence à mon égard. Juste un bref regard pour s’assurer que c’est bien moi sur la photo. Pourtant, je m’étais préparé pour attirer son attention, affichant une manifeste disposition à échanger des propos, aussi anodins soient-il.
Ce matin, alors que je me rends chez mon banquier, un policier m’arrête au volant de ma voiture. J’aurais commis une infraction. Je ne sais pour quelle raison, je décide de faire attention à l’attitude de l’agent verbalisateur. Après un salut courtois, il me demande mes papiers. J’essaie de l’amadouer en tentant de justifier ma conduite. Rien n’y fait. Seuls mon permis et les documents de la voiture lui importent. Plus que la contravention qu’il me colle, son insistance à ne regarder que mes papiers m’exaspère.
Je repars, passablement irrité. Je débarque chez mon banquier. Il m’accueille avec moult égards. Cela me ramène à de meilleurs sentiments. En homme efficace, il a préparé le dossier pour le crédit que je m’apprête à contracter. Nous nous connaissons depuis longtemps. De même qu’il connaît ma fortune et mes infortunes. Nous prenons le temps de changer le monde avant d’entamer l’objet de ma visite.
– Tu m’as l’air tout chose, tout va bien ? me demande-t-il.
– Je viens de réaliser que je n’existe pas, laissé-je tomber.
– Ça veut dire quoi tu n’existes pas, dit-il en partant d’un rire franc. Alors, c’est un fantôme  que j’ai devant moi ? Tu ne serais pas en train de broyer du noir ?
– Non mon ami, je te dis qu’en tant qu’êtres humains, nous ne comptons pas dans ce monde.
– Allons, oublie ces idées moroses. Je vais te remonter le moral. Je t’annonce que notre comité a accepté ta demande de crédit. J’ai préparé le dossier. Quelques signatures et tu peux disposer de l’argent.
Puis, il se met à énumérer la liste des documents à préparer. Je l’interromps :
– Tu peux économiser cette paperasse ? On se connaît suffisamment toi et moi, non ? On se fréquente depuis un bon bout de temps. On n’a pas besoin de tout ce formalisme ! Pas vrai ?
Mon banquier sourit, puis, ignorant mes propos, poursuit son énumération : formulaire de demande de crédit à remplir, photocopie de ma carte d’identité légalisée, demande d’assurance-vie signée et légalisée, titre foncier de ma maison hypothéqué en faveur de la banque, traites mensuelles à signer….
Je ne l’écoute plus. Sa voix me parvient faiblement. Je m’apprête à prendre congé.
– Qu’est-ce qui se passe ? me demande-t-il avec des yeux écarquillés. Je pensais que nous allions finaliser ton dossier de crédit. C’est bien pour ça que tu es venu, non ?
– Je viens de réaliser qu’en fait c’est pas moi que tu attendais, répondis-je.
– Et qui donc j’attendais ?
– Mes papiers. Ce sont eux qu’on reçoit, qu’on laisse passer, à qui on prête. Alors, je vais dire à mes papiers de venir te rejoindre. Tu comprends quand je dis que sans papiers, nous n’existons pas !
Je laisse mon banquier dérouté. Je repars songeur. Je pense à tous ceux qui vivent sous un toit, sans en posséder le titre ; exercent un métier, sans être immatriculés au registre de commerce ; produisent des biens, sans avoir de compte bancaire ; voyagent, sans disposer d’un passeport ; vaquent à leurs occupations, sans figurer sur le registre d’état civil ; cultivent les terres de leurs aïeux, sans en détenir le titre de propriété ; se sont unis pour la vie, mais n’ont pas d’acte de mariage.
Mais comment font-ils donc pour exister dans la vie… sans papiers ? 

Rida Lamrini - 02 mai 2012