Chaque fois que je passe devant un poste de police des frontières d’un
pays, j’oscille entre la sérénité du citoyen aux papiers parfaitement en règle,
et l’inquiétude du ressortissant d’un pays suspect de terrorisme et autres
activités répréhensibles. Ce jour-là, en débarquant à l’aéroport d’Orly, je
réalisai pour la première fois en présentant mon passeport que l’agent de
service m’avait à peine regardé. Il passa la majeure partie du temps à vérifier
mon document de voyage. Je ne savais pas si je devais me réjouir d’être passé
comme une lettre à la poste, ou me sentir froissé qu’il ait accordé plus de
temps à mes papiers qu’à ma petite personne.
Une semaine plus tard, impatient de rentrer au bercail, je décidai
d’observer de près le comportement du policier qui, ce jour-là, vérifierait mes
papiers à l’aéroport. Même indifférence à mon égard. Juste un bref regard pour
s’assurer que c’est bien moi sur la photo. Pourtant, je m’étais préparé pour
attirer son attention, affichant une manifeste disposition à échanger des
propos, aussi anodins soient-il.
Ce matin, alors que je me rends chez mon banquier, un policier m’arrête
au volant de ma voiture. J’aurais commis une infraction. Je ne sais pour quelle
raison, je décide de faire attention à l’attitude de l’agent verbalisateur.
Après un salut courtois, il me demande mes papiers. J’essaie de l’amadouer en tentant
de justifier ma conduite. Rien n’y fait. Seuls mon permis et les documents de
la voiture lui importent. Plus que la contravention qu’il me colle, son
insistance à ne regarder que mes papiers m’exaspère.
Je repars, passablement irrité. Je débarque chez mon banquier. Il m’accueille
avec moult égards. Cela me ramène à de meilleurs sentiments. En homme efficace,
il a préparé le dossier pour le crédit que je m’apprête à contracter. Nous nous
connaissons depuis longtemps. De même qu’il connaît ma fortune et mes infortunes.
Nous prenons le temps de changer le monde avant d’entamer l’objet de ma visite.
– Tu m’as l’air tout chose, tout va bien ? me demande-t-il.
– Je viens de réaliser que je n’existe pas, laissé-je tomber.
– Ça veut dire quoi tu n’existes pas, dit-il en partant d’un rire franc.
Alors, c’est un fantôme que j’ai devant moi ? Tu ne serais pas en train
de broyer du noir ?
– Non mon ami, je te dis qu’en tant qu’êtres humains, nous ne comptons
pas dans ce monde.
– Allons, oublie ces idées moroses. Je vais te remonter le moral. Je t’annonce
que notre comité a accepté ta demande de crédit. J’ai préparé le dossier.
Quelques signatures et tu peux disposer de l’argent.
Puis, il se met à énumérer la liste des documents à préparer. Je l’interromps :
– Tu peux économiser cette paperasse ? On se connaît suffisamment
toi et moi, non ? On se fréquente depuis un bon bout de temps. On n’a pas
besoin de tout ce formalisme ! Pas vrai ?
Mon banquier sourit, puis, ignorant mes propos, poursuit son énumération
: formulaire de demande de crédit à remplir, photocopie de ma carte d’identité
légalisée, demande d’assurance-vie signée et légalisée, titre foncier de ma
maison hypothéqué en faveur de la banque, traites mensuelles à signer….
Je ne l’écoute plus. Sa voix me parvient faiblement. Je m’apprête à
prendre congé.
– Qu’est-ce qui se passe ? me demande-t-il avec des yeux
écarquillés. Je pensais que nous allions finaliser ton dossier de crédit. C’est
bien pour ça que tu es venu, non ?
– Je viens de réaliser qu’en fait c’est pas moi que tu attendais,
répondis-je.
– Et qui donc j’attendais ?
– Mes papiers. Ce sont eux qu’on reçoit, qu’on laisse passer, à qui on
prête. Alors, je vais dire à mes papiers de venir te rejoindre. Tu comprends quand
je dis que sans papiers, nous n’existons pas !
Je laisse mon banquier dérouté. Je repars songeur. Je pense à tous ceux
qui vivent sous un toit, sans en posséder le titre ; exercent un métier, sans
être immatriculés au registre de commerce ; produisent des biens, sans
avoir de compte bancaire ; voyagent, sans disposer d’un passeport ; vaquent
à leurs occupations, sans figurer sur le registre d’état civil ; cultivent
les terres de leurs aïeux, sans en détenir le titre de propriété ; se sont
unis pour la vie, mais n’ont pas d’acte de mariage.
Mais comment font-ils donc pour exister dans la vie… sans papiers ?
Rida Lamrini - 02 mai 2012