Marwan et ses deux camarades sont d’humeur festive. C’est leur dernière
journée au lycée avant les vacances.
– Dites les gars, qu’est-ce qu’il nous fait ch… le prof de philo avec
sa dissertation sur le bonheur ! dit l’un de ses compagnons. Il nous gâche
les vacances, non ? Alors, c’est quoi le bonheur pour vous ?
– M’en fous, dit l’autre, je suis heureux de me planquer quelques jours
chez moi.
– Moi je serai heureux le jour où je quitterai ce lycée pour aller
faire mes études ailleurs, rétorque le premier. N’importe quel pays, pourvu que
je change de décor.
– Il vous faut peu pour être heureux les mecs, dit Marwan. Je crois que
c’est un peu plus compliqué que ça. Allez, ciao ! Bonnes vacances quand
même !
Marwan rentre chez lui. Il tombe sur sa sœur. Il décide de la tester :
– C’est quoi le bonheur pour toi ?
– C’est le jour où je ne verrai plus ta tête, s’éloigne-t-elle en
ricanant.
Il aperçoit sa mère, les mains chargées, la mine préoccupée. Il se
précipite vers elle.
– Dis-moi maman, c’est quoi le bonheur pour toi ?
Elle ne répond pas, toute à ses occupations. Il insiste. Elle finit par
répondre :
– C’est quand je te vois mon fils. Je suis heureuse quand mes enfants sont
autour de moi. Et je serai heureuse de vous voir plus tard avec vos foyers, vos
enfants, ne manquant de rien.
Marwan est ému. Il embrasse sa maman et se dirige vers sa chambre. Il se
dépêche d’ouvrir Wikipédia : « Le bonheur est un état durable de
plénitude, de satisfaction ou de sérénité, état agréable et équilibré de
l'esprit et du corps, d'où la souffrance, le stress, l'inquiétude et le trouble
sont absents. »
Tu parles ! s’exclame-t-il, seul dans sa chambre. Il poursuit la
lecture : « Ce mot vient de l'expression "bon
eür". "Eür" est issu du latin augurium qui signifie "accroissement
accordé par les dieux à une entreprise". … Étymologiquement, le bonheur
est l'aboutissement d'une construction, qui ne saurait être confondue avec une
joie passagère. Le fait que la création d'un auteur s'accroisse durablement
provoque en lui-même l'accumulation des satisfactions, ce qui le mène au
bonheur. »
Purée de prof ! se dit Marwan in petto. Perplexe, il part à la
recherche de son père.
– Ton père rentre tard ce soir, lui dit sa mère. Mais ton oncle est là
pour quelques jours.
– Super ! s’écrie Marwan. Il adore son oncle, récent retraité,
d’une bonne humeur contagieuse.
– Tonton, le bonheur, c’est quoi pour toi ? lui demande-t-il tout
de go.
L’oncle lève les sourcils, se gratte le front, et, après une longue
expiration, lâche :
– Bien malin qui connaît la réponse ! Mais dis-moi, t’aurais pas une
dissert à faire par hasard ?
– T’as pigé Tonton. Il faut que tu saches, le dico définit le bonheur
comme un état agréable, qui dure,
dans lequel y a pas de souffrance, pas de stress, pas de pépins. C’est comme ça
que tu le vois ?
– Ça, c’est du rêve. Ton dico raconte n’importe quoi !
Subitement, il se ravise :
– Ou plutôt si !
– Décide-toi Tonton ! Le bonheur, ça existe ou pas ?
– C’est pas aussi simple que ça. Allons-y pas à pas. Tu te rappelles mon
collaborateur Bachir ?
– Ah ouais, celui qui sifflotait tout le temps ?
– Tout à fait. D’après toi, c’était un homme heureux ?
– Et comment ! Il était tout le temps joyeux ! Ça doit être
ça le bonheur !
– Il touchait un tout petit salaire et vivait dans un grenier ! Un
jour je lui ai demandé le secret de sa jovialité. Il m’a répondu, un qu’il
n’avait aucun parent et qu’il était seul au monde ! Deux, il m’a appris
un ver de poésie : lorsqu’au loin tu vois un volatile battre des ailes,
ne crois pas que c’est de joie ; le poulet bat des ailes comme s’il dansait, alors
qu’en fait il est égorgé.
Marwan reste pensif. Son oncle poursuit :
– Ta tante, penses-tu qu’elle est heureuse ?
– Elle a de quoi l’être Tonton ! Elle t’a toi, elle manque de rien,
elle a de beaux enfants qui font de belles études. Elle vient de faire un super
héritage. Mais j’ai l’impression qu’elle n’est pas si heureuse que ça.
– Bien vu fiston. À quoi tu as reconnu qu’elle n’est pas
heureuse ?
– Elle se plaint toujours. Elle ressasse tout le temps de vieux
problèmes.
– Autrement dit, elle vit dans le passé et se pourrit le présent. Tu veux
bien répéter la définition du bonheur de ton dico fiston ?
– Un état agréable, qui dure, sans
souffrance, sans stress, sans soucis.
– J’ai commencé par te dire que c’est du rêve. En fait, je voulais dire
la vie est pleine de problèmes. Mais il y a ceux qui se dépêchent de les
oublier et ne voient plus que l’avenir, et il y ceux qui, des années après, restent
englués dans le passé, incapables de regarder devant. On peut rouler sur l’or
et ne pas connaître le bonheur. Comme on peut être totalement démuni, et être
le plus heureux au monde.
– Si j’ai bien compris Tonton, tout est dans la tête… dans la façon de
voir la vie.
– Tout à fait fiston.
– Alors, tu dois être un homme
heureux, n’est-ce pas Tonton ?
L’oncle observe un moment de silence, puis dit :
– Fiston, chaque matin quand je me réveille et que je vois que j’ai un
toit au-dessus de ma tête, que j’ai de quoi manger pour la journée, et que je
suis en bonne santé, alors ce matin-là, je suis l’homme le plus heureux sur
terre. Je ne veux rien d’autre. Dis-toi bien ceci, se contenter de peu est la
mère des richesses !
– Et ça te suffit pour être heureux Tonton ?
– Non, j’essaie de faire quelque chose pour ceux qui n’ont pas la même
chance que moi. Je me sers de la vie, pour servir les autres, et sentir que
j’ai servi à quelque chose. J’ai besoin de me sentir utile. Et quand j’arrive à
soulager un peu de leurs peines, j’atteins le nirvana, cet état comme tu as dit
agréable, qui dure, sans souffrance, sans stress, sans pépins.
Marwan observe son oncle, en silence.
– Pourquoi tu me regardes ainsi, dit ce dernier. Tu me trouves
moralisateur ?
– Non, je t’admire, c’est tout.
– Attention fiston, tu m’as demandé ce que je pense du bonheur, je t’ai
dit ma façon de voir les choses. Je n’ai rien d’admirable, et je n’ai certainement
pas les clés du bonheur. C’est juste une philosophie de la vie dans laquelle je
trouve mon équilibre. Et surtout, je ne prétends pas quelle est la seule. À
chacun de trouver sa voie. Moi j’ai trouvé la mienne.
Rida Lamrini - 12 février 2014