Le grand départ. Une échéance que l’on aborde généralement
avec un sentiment particulier. Souvent, sous forme d’allégories philosophiques,
de paraboles religieuses, d’interrogations métaphysiques.
Habituellement, on s’évertue à occulter ce moment singulier
de notre vie. Pourtant, il est omniprésent dans notre quotidien. Il occupe les
nouvelles. Il rôde dans nos rues. Il hante nos pensées. Et, avec la même opiniâtreté
avec laquelle il obsède notre inconscient, nous nous obstinons à l’ignorer,
comme s’il n’était qu’une station parmi toutes celles qui jalonnent notre
itinéraire terrestre, quand bien même cette étape ne serait que l’ultime, celle
qui se trouve juste avant le saut dans l’inconnu.
Étrange relation que nous entretenons avec ce
tournant de notre destinée. Sûrement le seul et vrai tournant.
Jeune, il est souvent difficile de se sentir
concerné par la disparition de proches, tant cela semble un événement familial
qui appartient davantage au monde des adultes. Les enfants observent ordinairement
ces derniers, ressentent leur deuil, mais ne se sentent pas pour autant particulièrement
affectés. Au fil du temps, ils grandissent et les différences entre générations
s’estompent. Devenus adultes, ils s’installent graduellement dans l’univers de
leurs aînés et, à leur tour, deviennent plus sensibles aux disparitions de
leurs proches.
Sensibles, mais pas habitués. On ne s’habitue jamais
au grand départ. Quand bien même il serait annoncé d’avance. Quand bien même on
est invité à s’y préparer.
Et durant les instants, les jours, le temps qui nous
sépare de ce moment d’arrachement, il faut faire comme si l’éternité nous
appartenait, comme si le visage rieur de l’être aimé était impérissable, comme
si le grand départ n’était qu’un fantasme.
Qu’ils sont durs ces derniers moments. Qu’il est dur
de réaliser que toute la science du monde est impuissante à retenir la tante
bien-aimée. Que tous les biens, toutes les connaissances, tous les efforts
seront vains pour retenir la mère adorée dans ce monde. Qu’il est dur d’admettre
que le père qui emplissait notre vie, de près ou de loin, qu’un jour il devra
disparaître. Qu’il est dur de se résigner à ne plus voir le visage de l’oncle sur
lequel venaient se reposer nos yeux. Qu’il est dur de se résoudre à ne plus
voir le sourire du compagnon ou de la compagne de vie qui illuminait notre quotidien.
Qu’il est dur d’admettre de ne plus voir le regard de cette grand-mère qui
recelait toute la tendresse du monde. Qu’il est dur de s’habituer à cheminer dorénavant
dans une vie vide, sans l’être auquel nous attachaient tant de liens, tant de
paroles, tant de rires, tant d’affection, tant d’amour.
Car, aucune piqure, aucun anesthésiant, aucune
drogue ne peut préparer à comment se séparer d’un proche sur le point de nous
quitter, et surtout comment vivre bientôt sans lui, et devant lequel, devant
laquelle, il faut arborer jusqu’au dernier moment une mine enjouée, un regard
gai, un visage heureux. Comme si de rien n’était.
Et déjà, il ne reste plus que des anecdotes pour
mettre de la cohérence dans ce qui semble désormais relever de l’absurde, des images
pour atténuer la douleur qui nous assaille, des souvenirs pour redonner du sens
à la vie. Si tant est que la vie a un sens.
Et l’on oublie que ce n’est qu’un grand départ de
plus. Qu’il a été précédé par tant d’autres. Qu’il sera suivi par bien
d’autres. Que l’on ne s’y prépare jamais assez bien, ni suffisamment à
l’avance, ni raisonnablement après.
Et surtout, l’on oublie que cet être qui emporte un
peu de nous-mêmes ne fait que nous précéder, que finalement ce n’est qu’un
au-revoir.
Adieu chère tante.
Rida Lamrini - 04 décembre 2013