mercredi 28 mai 2014

Destin de citadins


Aussi loin que porte le regard, nul obstacle ne vient obstruer la vue. Les arbres, la végétation, quelques collines au loin au sud, la mer vers le nord, tous s’apprêtent à accueillir en leur sein la boule de feu qui descend du ciel. L’horizon, irradié par les rayons rouge et or de l’astre qui fond vers la terre, s’est embrasé d’une lumière incandescente. Le silence de l’endroit s’efface un court instant devant le battement d’ailes d’un oiseau, pour vite étendre son manteau épais sur la nature.
L’astre diurne a maintenant disparu du firmament et plongé dans les abysses de l’espace lointain. Le rougeoiement du ciel s’assombrit progressivement. Les formes des êtres et des arbres se muent en ombres. Un calme placide a fermement pris les lieux dans sa grippe. La nature se repose à Cap de l’Eau, ce havre de paix de l’extrême orient du pays où se couche le soleil.
Je suis dans un état second. Comme sous hypnose. En empathie avec les éléments qui m’entourent. J’ai le sentiment de n’être qu’un composant de la biodiversité de l’endroit, composant dont le comportement est dicté par une harmonie divinement conçue pour régler les mouvements, les échanges, les équilibres. Je reste figé, de peur d’être, par un geste ou par un son, la fausse note qui perturbe la symphonie qui se joue lors de ce coucher du soleil.
Par une curieuse association d’idées, je songe à ma cité de laquelle je viens de m’évader. Tel un prisonnier d’Alcatraz, j’ai longtemps rêvé de mon évasion. Je l’ai minutieusement planifiée. J’ai patiemment attendu le moment propice pour l’exécuter. Aujourd’hui, le tableau du coucher du soleil, peint par la magie de la nature, est la récompense d’un prisonnier qui, du fond de sa cellule, pardon, piégé dans sa cité, n’a cessé de clamer, sinon son innocence, du moins son droit au bonheur simple de la vie, loin de la laideur du béton, de l’enfer des klaxons, de l’anarchie de la circulation, de l’encombrement des habitants, de la hideur des souillures.
Prisonnier de l’enfer d’un urbanisme triomphant qui ne jure que par le dieu argent et ignore les exigences de la nature, comment ai-je fait pour supporter, jour après jour, les affres que m’inflige la cité dès que je franchis le seuil de ma maison pour vaquer à mes occupations quotidiennes ? Pourquoi l’être humain tourne-t-il le dos aux merveilles de la nature pour concevoir des agglomérations urbanistiques laides, stressantes, invivables. Ne peut-il pas faire de ses cités des écosystèmes respectueux de la biodiversité, des équilibres naturels, et des besoins des êtres qui y vivent ?
Peut-être est-ce là une question par trop existentielle. Plus prosaïquement, pourquoi aller chercher loin de nous les causes de notre enfer citadin, alors que pour bon nombre d’entre elles nous sommes les principaux et uniques responsables? Quelques exemples. Avons-nous réellement besoin de klaxonner à tout bout de champ pour circuler en ville et, ce faisant, nous assourdir collectivement ? Avons-nous besoin d’empiéter sur le droit des autres pour faire valoir les nôtres ? Avons-nous besoin de salir allègrement autour de nous, comme si des êtres asservis étaient commis à nos côtés pour ramasser nos détritus ?
En d’autres termes, ne pourrions-nous pas utiliser l’intelligence que nous déployons à notre profit personnel et qui nous sert à monter avec brio des échafaudages financiers, commerciaux, politiques et sociaux, utiliser cette même intelligence pour aménager un bien vivre commun au profit de tous, propice à l’épanouissement de tout un chacun ?
Je sens une légère migraine du côté droit de ma tête. C’est le signe avant-coureur du malaise qui me prend lorsque les questions m’assaillent de toutes parts.
Je décide d’oublier les problèmes des hommes. Ils ont ainsi vécu depuis la nuit des âges. C’est peut-être le destin des citadins. Je me laisse aller au bonheur que procure ce coin de paradis terrestre, non encore saccagé par l’agitation de mes congénères.

Rida Lamrini - 28 mai 2014