lundi 16 juin 2025

Mes entretiens avec Chaib Hammadi sur Atlantic Soir : Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route

 Podcast du 06 -06 -2025

 


1. 🎙️ Chaib Hammadi :

Cette belle citation de Stendhal ouvre notre échange… mais qu’est-ce qu’elle signifie pour vous, personnellement ?

🗣️ Rida Lamrini :
Pour moi, cette phrase résume la mission du roman : capter le réel dans sa diversité mouvante. Le miroir ne choisit pas ce qu’il reflète. Il montre tout : la beauté, la poussière, les ornières. Le roman, comme ce miroir, suit la route des hommes, sans détourner les yeux.


2. 🎙️ Chaib Hammadi :

Est-ce que cela signifie que tout bon roman est forcément réaliste ?

🗣️ Rida Lamrini :
Pas nécessairement. Un bon roman peut être fantastique, absurde ou symbolique, et pourtant profondément vrai. Ce n’est pas le degré de réalisme qui importe, mais la sincérité du regard porté sur l’humain. L’imaginaire, en littérature, n’est jamais gratuit : il permet souvent d’exprimer ce que la réalité ne dit pas, ce qu’elle censure, ce qu’elle dissimule.


3. 🎙️ Chaib Hammadi :

Mais ce miroir ne reflète-t-il pas seulement ce que l’auteur veut bien nous montrer ?

🗣️ Rida Lamrini :
C’est là tout le paradoxe : oui, l’auteur tient le miroir… mais il ne le contrôle jamais totalement. Les personnages prennent parfois une vie propre, les lecteurs y projettent leur propre sens, et l’époque façonne la lecture. Ce miroir n’est pas figé — il est vivant, mouvant, traversé par des reflets multiples, souvent inattendus.


4. 🎙️ Chaib Hammadi :

Dans ce cas, le roman serait un instrument de vérité ? Un outil pour mieux comprendre notre monde ?

🗣️ Rida Lamrini :
Absolument. Les romans éclairent ce que les rapports d’experts ne peuvent pas saisir : la complexité des émotions, la lenteur des ruptures, l’ambiguïté des choix. Ils nous font ressentir ce que nous savons sans que nous puissions l’expliquer.


5. 🎙️ Chaib Hammadi :

Et pour le Maroc, que refléterait ce miroir littéraire aujourd’hui ?

🗣️ Rida Lamrini :
Il montrerait ce qu’on ne voit pas dans les médias : des vies mises de côté, des régions oubliées, des gens qu’on n’écoute jamais. Ce miroir littéraire dirait les difficultés du quotidien, les espoirs qu’on garde pour soi. Le problème, c’est qu’on ne regarde pas assez dans ce miroir. Il y a peu de lecteurs… et pas assez de moyens pour faire circuler les livres.


6. 🎙️ Chaib Hammadi :

Pensez-vous que nos romans marocains participent suffisamment au débat public ?

🗣️ Rida Lamrini :
Ils pourraient, s’ils étaient davantage lus, commentés, débattus. Mais on ne tend pas assez ce miroir à la société. Il est souvent réservé à quelques cercles. Il faudrait, au contraire, qu’il passe de main en main, de quartier en quartier.


7. 🎙️ Chaib Hammadi :

Est-ce qu’il y a un risque que ce miroir déforme la réalité ?

🗣️ Rida Lamrini :
Un roman, ce n’est pas un reportage. Il ne cherche pas à être exact, mais à être juste. Il ne déforme pas la réalité, il la transforme pour mieux la faire ressentir. C’est une vérité vue de l’intérieur, avec de l’émotion, du vécu. Et c’est justement ça qui rend le miroir plus humain.


8. 🎙️ Chaib Hammadi :

Et le lecteur dans tout ça ? Il voit quoi, lui, dans ce miroir ?

🗣️ Rida Lamrini :
Il y voit ce qu’il est prêt à y voir. Le lecteur, c’est un peu un co-auteur : il apporte son vécu, ses questions, ses émotions. Ce qu’il lit dans un roman dépend aussi de ce qu’il porte en lui. C’est pour ça qu’un même livre peut dire mille choses différentes, selon qui le lit… et quand.


9. 🎙️ Chaib Hammadi :

Peut-on dire que les romans ont un pouvoir de transformation ?

🗣️ Rida Lamrini :
Oui, sans aucun doute. Ils ne changent pas le monde directement, mais ils changent le regard. Et changer le regard, c’est déjà préparer le changement du monde. Tout commence par ce petit déplacement intérieur.


10. 🎙️ Chaib Hammadi :

Un dernier mot pour ceux qui pensent que lire des romans, c’est une perte de temps ?

🗣️ Rida Lamrini :
Lire des romans, ce n’est pas perdre son temps. C’est apprendre à mieux voir.

Un roman, c’est une fenêtre ouverte sur d’autres vies, d’autres mondes.

Il dit ce que les chiffres ne peuvent pas, il fait sentir ce que les discours oublient.

C’est une façon simple d’élargir son regard — et ça, ce n’est jamais du temps perdu.

 

Mes entretiens avec Chaib Hammadi sur Atlantic Soir : Dans les sables du désert culturel

 Podcast du 30-05-2025

Dans les sables du désert culturel 

 


🎙️ 1. C’est vrai que le Maroc est une incroyable palette d’expressions millénaires, mais la proportion culturelle mise en valeur est infime. Tout semble concentré dans les grandes villes. Vous en pensez quoi ?

🗣️ Je pense qu’il y a un déséquilibre criant. La culture marocaine est d’une richesse inouïe, mais elle reste enfermée dans des cercles restreints.

Dès que l’on sort de Rabat, Casablanca, ou Marrakech, le désert culturel s’installe : plus de librairies, plus de cinémas, plus de lieux pour rêver ou créer.

Or, la culture, ce n’est pas un luxe pour centre-ville : c’est un besoin vital pour tous.

🎙️ 2. Cette misère culturelle s’explique aussi dans la mesure où les Marocains ne consacrent que 0,5 % de leurs dépenses à la culture et aux loisirs ?

🗣️ Oui, ce chiffre est révélateur. Il montre à quel point la culture est perçue comme secondaire.

Mais comment investir dans la culture quand l’offre est absente ? Quand il n’y a pas de librairie dans votre ville, comment voulez-vous acheter un livre ?

Ce n’est pas seulement une question de volonté individuelle, c’est une question de politique publique.

🎙️ 3. Le manque de formation artistique, le manque de promotion de la diversité culturelle locale… Est-ce aussi une des causes ?

🗣️ Absolument. Nos régions regorgent de talents bruts, de traditions orales, de gestes anciens, mais rien n’est mis en place pour les valoriser.

Former, accompagner, donner les moyens de créer, voilà ce qu’il faudrait.

Sans transmission, la culture se fige ou disparaît. Et nous assistons aujourd’hui à un appauvrissement silencieux.

🎙️ 4. Plusieurs régions marocaines, en particulier les zones rurales, manquent de salles de spectacle. Moins d’un tiers des communes sont équipées de bibliothèques. On a l'impression que la culture est un domaine réservé à l’élite...

🗣️ C’est exactement ça. La culture devrait être ce qui unit, ce qui rassemble, et elle devient ce qui sépare.

Un territoire sans lieu culturel, c’est un territoire sans mémoire partagée.

Et un peuple sans lieux pour penser ensemble, c’est un peuple qu’on abandonne au vide.

🎙️ 5. Le déficit culturel a un impact négatif sur le développement des régions. Il limite les opportunités pour les citoyens de s'impliquer dans la vie culturelle, de développer leurs talents, de découvrir leurs richesses locales. Pourquoi ce déficit est-il devenu si important ?

🗣️ Parce que la culture est encore perçue comme un ornement, et non comme un levier de développement.

Or, une bibliothèque peut transformer une jeunesse.

Une scène ouverte peut faire éclore des vocations.

Et un festival local peut redonner fierté et souffle à un territoire.

Ce déficit culturel, c’est le reflet d’une vision politique appauvrie de ce qu’est l’humain.

🎙️ 6. Qu'en est-il de la culture marocaine ? Est-ce qu'elle joue, selon vous, efficacement son rôle dans le rayonnement de notre pays ?

🗣️ La culture marocaine rayonne malgré tout. Grâce aux artistes, aux écrivains, aux conteurs, souvent seuls, souvent précaires, mais passionnés.

Mais à 0,25 % du budget de l’État, que peut faire un ministère ?

Il manque une ambition. Une vision. Un souffle.

Car le Maroc ne brillera pas seulement par ses infrastructures : il brillera s’il sait faire entendre la voix de ses créateurs.

🎙️ 7. Le budget du ministère de la Culture représente 0,25 % du budget général de l’État (contre 0,53 % en Algérie et 0,71 % en Tunisie). Le Maroc connaît une multiplication de festivals. Est-ce un signe de vitalité ?

🗣️ C’est un signe, oui… mais trompeur.

Certains festivals sont de vraies réussites.

Mais souvent, ils ne laissent aucune trace. Ils passent comme des comètes, sans retombée locale.

Ce n’est pas en concentrant tout dans quelques événements médiatiques que l’on construit un tissu culturel vivant.

🎙️ 8. N’y a-t-il pas un décalage entre un discours théorique très ambitieux sur le plan international et une activité culturelle locale faible ?

🗣️ Il y a un fossé, en effet.

On parle de « soft power », d’« exception culturelle », mais sur le terrain, les bibliothèques ferment, les artistes peinent à vivre, les enfants ne rencontrent jamais d’auteur.

On brandit le mot « culture », mais on oublie de le nourrir.

Ce grand écart nous fragilise.

🎙️ 9. Compte tenu des indicateurs de précarité sociale, la culture au Maroc semble être un produit de luxe. Dans un contexte où le taux d’analphabétisme reste élevé, à qui s’adresse la culture ?

🗣️ La culture ne devrait pas être un produit de luxe.

Elle devrait être une réponse à la précarité.

Lire, chanter, raconter, peindre… c’est aussi résister à la pauvreté, à l’oubli, au fatalisme.

Il faut une culture qui parle simple, mais qui parle fort.

Une culture qui n’exclut personne.

🎙️ 10. Le tableau étant dressé, vu la situation, quel pourrait être l’apport de la société civile pour améliorer l’accès à la culture ?

🗣️ La société civile a un rôle clé à jouer.

Elle peut inventer ce que les institutions tardent à faire.

Des bibliothèques de rue, des ateliers dans les quartiers, des caravanes culturelles…

Partout où un citoyen crée un lieu pour lire, débattre ou rêver, il ouvre un puits dans le désert.

Et c’est ainsi que renaissent les oasis.