mercredi 5 juin 2013

Zahira


Le soir tombe lentement sur la ville de Saidia. Baignée par l’atmosphère paisible du mois de mai, la perle de la Méditerranée s’apprête à se réfugier dans les bras de Morphée. Quelque chose me sort soudain de ma torpeur. Irrésistiblement, j’abandonne l’ouvrage que je lis et relève la tête. J’ignore qu’est-ce qui attire mon regard, mais je sens que je suis observé. Inexplicable phénomène.
De ma terrasse, je l’aperçois. Apparition soudaine. Immobile devant la grille d’entrée de la maison, elle me regarde sans broncher avec les yeux d’un animal effarouché. Ses cheveux blonds ébouriffés couvrent son visage d’ange. Elle ne pipe mot. Elle attend que je réagisse.
Intrigué, je me lève et me dirige vers la grille. Elle est haute comme trois pommes. Elle murmure quelques mots. Je ne saisis pas ses propos. Je lui demande de répéter. Elle hausse la voix et fait :
– Je voudrais boire.
Je la dévisage, incrédule. J’essaie de saisir ce qui amène cet enfant à demander une gorgée d’eau à des étrangers à pareille heure. Ne devrait-elle pas être chez elle en ce début de soir tombant ?
Je la scrute plus longuement. Elle est jolie, malgré des cicatrices qui, imperceptiblement, ont déjà marqué son visage. Ses yeux sont bleus. Sa robe est d’une propreté douteuse. Ses sandales sont usées. Ses pieds semblent avoir été noircis par une longue marche.
J’oublie sa demande. Les questions se bousculent dans ma tête. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Que fait-elle ? Veut-elle seulement un verre d’eau ? Cherche-t-elle autre chose ?
Elle est effarée par mon questionnement. Elle veut juste une gorgée d’eau, pas une intrusion dans sa vie. J’insiste :
– Quel âge as-tu ?
– Onze ans.
– Que fais-tu ? Où vis-tu ?
– Je me débrouille. J’aide ma mère.
– Tu l’aides à quoi faire ?
– Je lui apporte de quoi manger.
– Comment ?
– En faisant des trucs.
– Quels trucs ?
– Des trucs…
– Tu vas à l’école ? Tu travailles ?
Ma question tombe plate. Je me sens gauche.
Mon épouse qui a suivi la scène nous rejoint avec un verre d’eau. La jeune fille se jette dessus et étanche sa soif. Mon épouse lui demande :
– N’as-tu pas peur d’être embêtée toute seule ? Avec tous ces voyous qui traînent dans les rues ?
La fille se déride un peu :
– De mauvais garçons me cherchent des noises. Je les évite quand je les vois et m’enfuis !
– Tu t’appelles comment ?
– Zahira.
– De quoi tu vis Zahira, toi et ta mère ? poursuit mon épouse, aussi intriguée que moi.
Sans demander son reste, Zahira s’éloigne soudain en courant, nous laissant en pan avec nos questions.
Combien de Zahira peuplent l’univers impitoyable des rues ? Peut-on détourner indéfiniment les yeux de cette amère réalité ? Continuer à faire comme si ? Je suis mal à l’aise, forcé de vivre avec mes interrogations. Nous ne saurons jamais où, comment, avec qui vit cette étrange jeune fille de onze ans.
N’aurais-je pas dû la retenir ? Je n’ai même pas essayé… elle ne m’a pas laissé le temps… J’aurais aimé juste lui proposer… lui proposer quelque chose… quelque chose qui pourrait changer sa vie…
Depuis, dans les rues de Saidia, je marche… hagard… à la recherche de l’enfant qui a surgi de nulle part, pour se figer quelques instants devant ma porte. Je vois partout des Zahira. Mais, nulle trace de mon énigmatique Zahira.

Rida Lamrini - 05 juin 2013

1 commentaire:

  1. C’est une réalité, certes amère, que nous vivons au quotidien. On ne peut se voiler la face devant cette situation ou agir passivement comme si on n’est pas concerné ou encore la fuir systématiquement en cas de gêne ou de douleur… Heureusement qu’il y a de bonnes gens qui, comme toi, ont assez de force pour supporter les maux d’autrui et qui ne « se taisent pas » et osent mettre la société devant ses lâchetés.Zahira est un corps sans âme, chargé de misères qui traversent les villes et parcourent rues et ruelles
    Zahira est un enfant que le sort a jeté, dès sa plus tendre enfance, dans la tornade des problèmes de la vie…Elle est l’incarnation de la déchéance et le saccage de l’enfance !
    Zahira est un spécimen d’enfant, livré à lui-même et au lieu d’être au banc de l’école, se voit de devoir affronter, seule et sans arme, l’implacable bataille d’une existence incommode et farfelue !

    Adopter cette façon de voir l’ordre social existant, d’avoir conscience de ce qui se passe autour de soi et de donner la parole à ces inadaptés sociaux en étant à « l’écoute » de leurs palpitations est une manière d’être l’écho de la mémoire capable de précipiter l’avenir car il n’y aurait de société digne de ce nom que libérée des tares de l’injustice.
    Je te remercie cher Ami pour cet essai qui jette un regard sur une des plaies qui rongent notre société !
    Je te souhaite cher Ami ramadan Moubarak Karim
    Très cordialement
    ADIMOUR

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