Plus que son habileté à couper les cheveux, je
suis lié à mon coiffeur par un je ne sais quoi d’indéfinissable. Une espèce
d’alchimie qui fait des séances, durant lesquelles je lui livre la partie la
plus poilue de mon corps, des instants à la fois de bien-être physique et d’expériences
psychothérapeutiques.
Je ne suis pas seul
dans cet état. Pendant que j’attends mon tour en feuilletant un magazine
périmé, me parvient son dialogue avec le client qui a abandonné sa chevelure aux
attaques méthodiques des ciseaux.
– Je ne comprends
plus mes enfants, dit le client, d’une voix discrète, mais perceptible.
– Mon bon
monsieur, qui comprend les enfants d’aujourd’hui ? dit mon coiffeur, entre
deux cliquetis des ciseaux qui sautillent sur la tête du client, comme des
oiseaux qui picoreraient des graines ça et là.
– Rappelez-vous
notre jeunesse, poursuit le client. Nous écoutions nos parents. Nous épousions
leurs valeurs. Nous suivions leurs préceptes. Il ne nous venait pas à l’idée de
les discuter. Aujourd’hui, je suis choqué par les idées de mes enfants. Je ne
sais où ils vont les chercher. C’est effrayant !
– Le monde
évolue. Vos enfants ne vous écouteront plus comme vous vous avez écouté vos
parents.
– Pourquoi
donc ? s’insurge presque le client. Qu’ont-ils de différent ?
– Rien. Sauf
qu’entre-temps le monde a changé. De notre temps, c’est à peine s’il y avait la
radio et le téléphone fixe. Peu circulaient en voiture. Les parents et l’école
étaient les seules sources d’information et d’apprentissage. Aujourd’hui, nos
enfants savent tout avant de naître.
– Je ne comprends
plus les gens non plus, soupire le client. Certains s’adonnent à des pratiques
sexuelles perverses. Ils veulent être libres de leurs corps. Mais où
allons-nous ? La fin du monde approche.
Les deux hommes
restent silencieux, laissant le bruit des ciseaux emplir l’atmosphère du salon.
Le client revient à la charge d’une voix à peine audible.
– Un ami m’a parlé
d’adorateurs du diable qui pratiquent des rites qui s’apparentent aux
sacrifices humains. Certains veulent changer la société de fond en comble. D’autres
veulent abolir la peine de mort.
– Mon bon monsieur. Ce qui nous arrive s’est
déjà produit ailleurs. Au milieu du siècle dernier. Si nous n’avons pas été touchés
ce n’est pas en raison d’une certaine immunité. C’est parce qu’avant le pays
était comme une maison entourée de hautes murailles. Une fois que vous avez
fermé le portail, vous êtes maître chez vous à l’intérieur. C’est terminé tout
ça. Tout finit par déferler chez nous. Même des années plus tard. De nos jours,
la maison est entourée de murs en verre. Vous voyez ce qui se passe chez les
voisins. Et les voisins voient ce qui se passe chez vous. Même l’État n’y peut
rien. Il peut arrêter des marchandises, des personnes. Il ne peut arrêter l’afflux
des idées. Avant, il pouvait censurer ce qu’il considérait subversif.
Aujourd’hui, c’est comme s’il voulait arrêter un tsunami.
– Et alors, on
fait quoi ? demande le client, quelque peu désemparé.
– Changer nos
mentalités. Accepter que nous ne puissions plus être une société monolithique,
ni tous penser la même chose. Nous ne pouvons plus régenter notre vivre en
commun, décider quoi croire, quoi pratiquer, à quel système politique s’attacher,
quelle foi adopter, etc., etc. Vous aurez beau sanctuariser ce que vous voulez dans
la loi, vous ne pouvez plus demander l’uniformité de pensée. Il faut respecter
l’autre. Les gens ont besoin de penser par eux-mêmes. Ils ont soif de
s’exprimer. Ça va bouillonner un moment, puis ça décantera. Nous avons le droit
de ne pas être d’accord avec l’autre. Nous ne pouvons pas lui imposer notre
point de vue. Y compris nos enfants. C’est le prix d’une vie paisible en
communauté.
Mon coiffeur
ponctue son propos par un dernier coup de brosse sur la nuque du client.
Celui-ci se lève, quitte son fauteuil et règle la séance. Le coiffeur lui rend
la monnaie. Le client fait avec surprise :
– Vous avez
augmenté vos tarifs ?
– Le gouvernement
a augmenté le prix du carburant, répond mon coiffeur avec un sourire forcé.
– Du coup, vous
augmentez le prix de votre coup de ciseaux ? s’étonne le client en
haussant le ton. C’est ça la société de respect des autres dont vous m’avez
parlé ?
Rida Lamrini - 11 juillet 2012
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