dimanche 22 juillet 2012

Mon coiffeur


 Plus que son habileté à couper les cheveux, je suis lié à mon coiffeur par un je ne sais quoi d’indéfinissable. Une espèce d’alchimie qui fait des séances, durant lesquelles je lui livre la partie la plus poilue de mon corps, des instants à la fois de bien-être physique et d’expériences psychothérapeutiques.
Je ne suis pas seul dans cet état. Pendant que j’attends mon tour en feuilletant un magazine périmé, me parvient son dialogue avec le client qui a abandonné sa chevelure aux attaques méthodiques des ciseaux.
– Je ne comprends plus mes enfants, dit le client, d’une voix discrète, mais perceptible.
– Mon bon monsieur, qui comprend les enfants d’aujourd’hui ? dit mon coiffeur, entre deux cliquetis des ciseaux qui sautillent sur la tête du client, comme des oiseaux qui picoreraient des graines ça et là.
– Rappelez-vous notre jeunesse, poursuit le client. Nous écoutions nos parents. Nous épousions leurs valeurs. Nous suivions leurs préceptes. Il ne nous venait pas à l’idée de les discuter. Aujourd’hui, je suis choqué par les idées de mes enfants. Je ne sais où ils vont les chercher. C’est effrayant !
– Le monde évolue. Vos enfants ne vous écouteront plus comme vous vous avez écouté vos parents.
– Pourquoi donc ? s’insurge presque le client. Qu’ont-ils de différent ?
– Rien. Sauf qu’entre-temps le monde a changé. De notre temps, c’est à peine s’il y avait la radio et le téléphone fixe. Peu circulaient en voiture. Les parents et l’école étaient les seules sources d’information et d’apprentissage. Aujourd’hui, nos enfants savent tout avant de naître.
– Je ne comprends plus les gens non plus, soupire le client. Certains s’adonnent à des pratiques sexuelles perverses. Ils veulent être libres de leurs corps. Mais où allons-nous ? La fin du monde approche.
Les deux hommes restent silencieux, laissant le bruit des ciseaux emplir l’atmosphère du salon. Le client revient à la charge d’une voix à peine audible.
– Un ami m’a parlé d’adorateurs du diable qui pratiquent des rites qui s’apparentent aux sacrifices humains. Certains veulent changer la société de fond en comble. D’autres veulent abolir la peine de mort.
 – Mon bon monsieur. Ce qui nous arrive s’est déjà produit ailleurs. Au milieu du siècle dernier. Si nous n’avons pas été touchés ce n’est pas en raison d’une certaine immunité. C’est parce qu’avant le pays était comme une maison entourée de hautes murailles. Une fois que vous avez fermé le portail, vous êtes maître chez vous à l’intérieur. C’est terminé tout ça. Tout finit par déferler chez nous. Même des années plus tard. De nos jours, la maison est entourée de murs en verre. Vous voyez ce qui se passe chez les voisins. Et les voisins voient ce qui se passe chez vous. Même l’État n’y peut rien. Il peut arrêter des marchandises, des personnes. Il ne peut arrêter l’afflux des idées. Avant, il pouvait censurer ce qu’il considérait subversif. Aujourd’hui, c’est comme s’il voulait arrêter un tsunami.
– Et alors, on fait quoi ? demande le client, quelque peu désemparé.
– Changer nos mentalités. Accepter que nous ne puissions plus être une société monolithique, ni tous penser la même chose. Nous ne pouvons plus régenter notre vivre en commun, décider quoi croire, quoi pratiquer, à quel système politique s’attacher, quelle foi adopter, etc., etc. Vous aurez beau sanctuariser ce que vous voulez dans la loi, vous ne pouvez plus demander l’uniformité de pensée. Il faut respecter l’autre. Les gens ont besoin de penser par eux-mêmes. Ils ont soif de s’exprimer. Ça va bouillonner un moment, puis ça décantera. Nous avons le droit de ne pas être d’accord avec l’autre. Nous ne pouvons pas lui imposer notre point de vue. Y compris nos enfants. C’est le prix d’une vie paisible en communauté.
Mon coiffeur ponctue son propos par un dernier coup de brosse sur la nuque du client. Celui-ci se lève, quitte son fauteuil et règle la séance. Le coiffeur lui rend la monnaie. Le client fait avec surprise :
– Vous avez augmenté vos tarifs ?
– Le gouvernement a augmenté le prix du carburant, répond mon coiffeur avec un sourire forcé.
– Du coup, vous augmentez le prix de votre coup de ciseaux ? s’étonne le client en haussant le ton. C’est ça la société de respect des autres dont vous m’avez parlé ?

Rida Lamrini - 11 juillet 2012

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