vendredi 17 août 2012

Le monde n’est pas toujours facile à croquer dans une chronique



La page blanche. Le black-out total. L’inspiration tarie. Le miroir brisé. Impossible de renvoyer la moindre image de notre quotidien. Le moindre commentaire sur nos gouvernants. La moindre parodie de notre société. La moindre anecdote sur un événement, une rencontre. Pourtant la terre continue de tourner. Tant qu’il y aura des êtres sur terre, le monde se prêtera volontiers à qui veut bien le croquer dans une chronique. Il se passe toujours quelque chose, quelque part. Quelque chose qui fait le bonheur de celles et de ceux à la recherche du savoureux, de l’inattendu, du croustillant, de l’inhabituel, ou même de l’habituel, mais originalement présenté pour qu’il tranche avec la routine du quotidien.
Angoissé à l’idée d’avoir perdu mes lorgnettes habituelles, je me précipite vers le café de mon ami Ba Jalloul. Pas sûr que je le trouve. Mais je ne peux pas attendre. Auprès de lui et de ses compagnons, j’arriverai bien à prendre la température et tâter le pouls de la société. Parvenu précipitamment au café, je respire à la vue de mon ami, comme un naufragé à la vue d’une bouée en pleine mer. Je m’attable en lâchant un soupir de soulagement. Il ne me reste plus qu’à écouter et m’abreuver de commentaires.
À ma grande surprise, Ba Jalloul et ses compagnons sont inhabituellement silencieux, plongés dans leurs journaux. Je me rassure en me disant qu’ils ne vont pas tarder à se livrer à leur exercice favori, refaire le monde. Je patiente en parcourant un quotidien qui traîne sur la table, caressant l’espoir secret d’y trouver matière à alimenter ma boulimie d’informations. Mes yeux glissent sur les titres sans qu’aucun ne les accroche. Non, le salut ne viendra pas de ce côté-là. Il vaut mieux que j’attende que Ba Jalloul et ses compagnons enclenchent la conversation.
Ne voyant rien venir, pressé de recueillir une quelconque réflexion, je fais mine de rien :
– Dites donc les amis, l’actualité est calme ces jours-ci. On dirait qu’il ne se passe rien.
Ma remarque tombe plate. Tout juste un léger hochement de la tête de Ba Jalloul. Je ne m’avoue pas vaincu et reviens à la charge :
– Vous avez vu ce qui se passe en Syrie ?
– Prévisible, rétorque à voix basse le voisin de Ba Jalloul, la tête enfouie dans le journal.
Je tente une autre fois ma chance :
– Et l’Europe qui n’en finit pas de manger son pain noir…
Ma réflexion ne suscite aucune réaction. C’est à croire que mes amis sont sourds. Dois-je prendre leur silence comme une approbation ou une indifférence ? J’insiste :
– Ce gouvernement peine à ses débuts… Difficile de comprendre ce qui se passe en politique…
Mon commentaire ne suscite pas plus de réactions. Je commence à avoir l’impression que je suis à côté de la plaque, un cheveu sur la soupe. Je tente un autre sujet :
– Inquiétant ce garçon de Tiznit qui agresse l’arrière-train des jeunes filles avec un sabre.
Mon voisin se détache de son journal et, comme s’il voulait me donner le change, me fait :
– Un détraqué.
Il me semble que mon voisin a réagi plus par politesse que par l’envie de commenter le sujet. Je n’ose évoquer la tuerie d’Aurora où James Holmes, jeune homme de 24 ans, tua 12 personnes dans un cinéma de Denver. Le téléphone de Ba Jalloul sonne. Il prend l’appel et, sans mot dire, raccroche en se levant.
– À tout à l’heure nous fait-il. Je dois rentrer.
Comme un seul homme, ses amis abandonnent les journaux, règlent leurs consommations et quittent le café les uns après les autres.
Mon malaise s’est accru. Rien ne semble intéresser mes amis. Ni politique, ni affaires du monde, ni faits de sociétés. Je suis leur exemple. Dehors, je ne vois plus que des mines inexpressives. Comme des zombies. Aujourd’hui, le monde refuse de se laisser croquer dans une chronique. À moins qu’il ne soit le reflet de la désillusion ambiante. 

Rida Lamrini - 25 juillet 2012

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