vendredi 17 août 2012

Si Derb Talian m’était conté



Janvier 1996. La nuit tombe insensiblement. Casablanca étouffe dans une moiteur oppressante. Peut-il en être autrement pour une ville qui a choisi de se nicher près de l’océan ? L’atmosphère est encore plus lourde à Derb Talian, ce quartier de la médina, vestige de l’art-déco du milieu du siècle dernier.
La foule dense s’affaire dans le capharnaüm d’étalages de fortune serrés les uns contre les autres. Il y a belle lurette que les rues ont été livrées aux marchands ambulants, selon l’étrange symbolique du jargon officiel. Chaque jour, ces derniers prennent la chaussée d’assaut. Ils étalent fruits, légumes, épices, poissons, ustensiles de cuisine, vêtements et autres objets de contrebande sur de vieilles charrettes ou sur des carrés en toile à même le sol. En fin de journée, trottoirs et chaussées sont couverts de détritus que les employés municipaux ont de la peine à nettoyer. Pourtant, ce chaos cache un ordre strictement respecté par les squatters de la chaussée. Chacun connaît son emplacement et respecte celui des voisins.
Les maisons peinent à contenir la promiscuité de familles entassées à plusieurs dans des chambres louées séparément. Faute de place pour dormir, les garçons passent la nuit dehors. Au petit matin, ils se faufilent pour s’étendre sur les places laissées par ceux partis au travail, lorsqu’ils en ont un. D’inquiétantes lézardes parcourent les murs des immeubles. De fréquents effondrements jettent des familles entières dans la rue, sans autre choix que de se réfugier sous des tentes de fortune dressées dans la grande place, lieu au début du siècle d’épiques parties de boules et de longues soirées autour d’interminables palabres. Il ne leur reste que les promesses des autorités pour reconstruire leurs foyers.
Derb Talian, ainsi appelé en souvenir de sa colonie d’Italiens du temps du Protectorat, était un havre de paix avec ses rues étroites. Une intimité se dégageait de la succession de maisons dont les portes donnent sur un hall intérieur, invitation discrète adressée au passant. Des sculptures de personnages mythiques surmontent en arcs de cercle les entrées. Les fenêtres à l’étage sont protégées par les colonnades des balcons. Autant de détails qui renforcent l’osmose que les architectes de l’époque avaient créée entre l’intimité des foyers privés et la promiscuité de la voie publique.
De ces temps là, peu se souviennent. Comble de l’ironie, les habitants de Derb Talian ne rêvent que de partir en Italie pour échapper à cet univers de misère. De nombreuses maisons se sont effondrées devant les assauts des intempéries. Nombreux ont aménagé un abri sur le toit d’un immeuble. D’autres croupissent dans une tente au milieu de la place centrale. Les toits offrent à la vue le spectacle affligeant de l’habitat clandestin et insalubre, tel un cancer qui, localisé à l’origine dans les bidonvilles à la périphérie de la ville, a engendré de manière foudroyante des métastases au-dessus des immeubles.
Tel était le Derb Talian que j’avais décrit il y a quelques années[1].
Samedi 4 août 2012. Seize années plus tard. La nostalgie a conduit mes pas vers le mythique quartier de Casablanca, avec la secrète curiosité de voir ce qui a bien pu changer depuis.
De nouvelles maisons se sont écroulées, tuant certains de leurs occupants, jetant les autres dans la rue, grossissant le nombre de tentes dressées dans la place publique. Dans le regard de ces réfugiés dans leur propre quartier couve un je ne sais quoi prêt à exploser à la moindre étincelle.
Les rues qui ont survécu aux démolitions imposées par un hypothétique projet de réaménagement qui n’a jamais vu le jour, sont crânement occupées par les étalages des marchands ambulants. J’ai trouvé ces derniers fiers comme ils ne l’ont jamais été. Ils bénissent à chaque occasion le tunisien Bouazizi qui, en s’immolant en signe de révolte devant l’autorité locale, les a involontairement libérés du racket de ceux qui, au lieu de leur trouver une solution, leur soutiraient une partie de leur maigre revenu en fermant soi-disant les yeux sur leur occupation irrégulière de l’espace public.
Et toujours les silhouettes fantomatiques de jeunes désœuvrés. En nombre inquiétant.
Seize années plus tard, Derb Talian laisse toujours un sentiment de sourde colère au visiteur. Le quartier s’est enfoncé davantage dans une misère qui semble avoir indéfiniment frappé la médina, mettant à nu le vernis de prospérité que l’on voit ici ou là dans la ville, contredisant tous les propos en direction des défavorisés.

Rida Lamrini - 08 août 2012


[1] Les Puissants de Casablanca, Editions Marsam 2008

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