dimanche 16 septembre 2012

Et puis vint ton tour de partir

Mon cher enfant,

 Ce matin, ta mère et moi t’avons confié entre les mains de Dieu. Depuis, je respire mal. T’écrire me soulage. Je t’écris pour la première fois, pour te confier mes sentiments, te dire les mots gardés en moi depuis ta venue dans ce monde.
Tu étais né un 12 décembre 1993, à l’heure où la nuit rendait ses derniers soupirs, comme une fleur qui éclot au petit matin. Le muezzin couvrait de ses appels à la prière les gémissements de ta mère. L’aube naissante peignait le ciel en puisant des couleurs dans la palette rougeoyante du soleil qui se levait. Le travail de ta mère dura moins de deux heures. Une délivrance comme elle en a toujours rêvé, elle qui avait failli être emportée à chaque accouchement. Une telle venue au monde préfigurait le garçon que tu allais être.
Personne n’attendait ta venue. Sans crier gare, tu avais illuminé un foyer qui pensait avoir rangé à jamais couches et layettes, biberons et jouets, cahiers et cartables. Nous avions tout à réapprendre, tout à refaire. Comme aux premiers jours de notre union. Comme si tu étais notre premier bébé.
Avions-nous eu assez d’intelligence pour déceler les subtils chamboulements que ta naissance allait apporter aux rapports complexes de la famille ? Nous étions-nous rendu compte du déplacement imperceptible que tu avais imprimé au centre de gravité du foyer vers ta petite personne ? Avions-nous réalisé comment tu t’étais délicatement installé au point focal des attentions que tes frères pensaient avoir occupé à jamais ? Ta nature discrète, ton caractère conciliant, ton humeur joviale avaient fait leur bonheur, eux pour qui adolescence avait rimé avec inexplicables sautes d’humeur et effrayantes éruptions. Tu avais traversé les redoutables tempêtes de l’âge ingrat avec un calme angélique. Un enfant de rêve, que bien des parents aimeraient avoir.
Réalisions-nous que tu grandissais au fil des jours ? Peu probable, tant tu restais pour nous le bébé né un matin d’hiver. De ton côté, tu ne faisais rien pour nous faire changer d’avis. Tu n’en finissais pas de te délecter de l’état d’éternel bébé que nous avions décrété pour toi. Avec l’affection de tes aînés en prime, restés l’objet des attentions, le centre des préoccupations. Ce dont tu t’en accommodais.
Puis vint le temps des envols de la nichée. Un à un, tes aînés déployaient leurs ailes, quittaient le cocon familial, s’en allaient vers d’autres cieux, avides de découvrir le monde, croquant à pleines dents le bonheur de s’être libérés de l’étau familial, grisés de n’avoir plus à compter que sur eux-mêmes. Ils se souciaient peu du vide laissé dans nos cœurs de parents. Avec le temps qui cicatrise les plus profondes des blessures, nous avions surmonté notre chagrin, confiants dans notre force à affronter les épreuves de la vie. Pourtant, savions-nous que notre rétablissement était dû moins au temps qui passait qu’à toi petit bonhomme, qui, par ta présence, les coudées désormais franches, emplissais un foyer devenu subitement grand, animais un monde dépeuplé, déridais des réunions mornes, apposais ton empreinte sur les objets et les bibelots, faisais un tant soit peu oublier l’absence de tes aînés ?
Le temps allait se charger de nous le faire savoir.
Aujourd’hui, vint ton tour de t’envoler. Nous pensions y être prêts, endurcis par les départs de tes frères. Nous t’avions accompagné à l’aéroport, conforté, encouragé, avions manifesté notre amour, prodigué nos conseils, exprimé notre confiance en ta capacité à affronter l’inconnu. Cachant mal notre désarroi, nous t’avions serré dans de longues étreintes, comme si nous voulions garder une partie de toi-même, capter un souffle de ton âme, prélever une relique de tes vêtements, avant que tu ne t’engouffres dans l’avion qui allait t’éloigner de la terre qui t’a vu naître, des proches qui t’ont couvé, des parents qui t’ont veillé.
De retour à la maison, ta mère et moi avions franchi le seuil, seuls, comme ce premier jour où nous avions décidé de cheminer ensemble dans la vie. Dans un espace devenu désormais trop grand, un épais silence nous a accueilli. Nous avions eu le terrible sentiment d’être étrangers dans le foyer que nous avions mis une vie à construire. L’émotion nous a fait mesurer l’étendue du vide abyssal que tu as laissé derrière toi. Nous nous sommes rendus à l’implacable réalité que nul ne le comblerait. Nous avons réalisé que, à l’instar d’autres parents, nous ne te chérissons pas davantage que tes aînés, mais que tu as été le baume qui pansait les déchirures provoquées par leurs départs successifs.
Demain matin, nous n’aurons pas de baume pour apaiser notre souffrance.
Tout juste des souvenirs, de l’espoir et des prières.
Dieu te protège toi et tes frères dans vos nouveaux univers.

Dieu te bénisse, mon enfant.


Rida Lamrini - 12 septembre 2012

Revu le 29 janvier 2020

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