mercredi 7 mars 2012

Les fleurs, ce sera pour un autre jour


Je quitte le bus qui m’a déposé près de chez moi avec un sentiment de gêne. À l’intérieur, j’ai laissé des femmes, dont certaines d’un certain âge, qui font le trajet debout, pendant que de jeunes gens, confortablement assis, voyagent indifférents à l’infortune et à la fatigue de passagers plus âgés.
La vue du café où siège habituellement mon ami Ba Jalloul me détend. Dans ce lieu, je prends la température sociale et trouve l’inspiration à mes observations. Juste avant d’y pénétrer, je croise deux jeunes filles qui marchent l’air pressé, la tête baissée. Elles essaient d’ignorer les sifflets de deux apprentis Casanova. Je sens une sourde colère monter en moi. Je darde un regard enflammé aux deux dragueurs. Dérangés dans leur plan de campagne, ces derniers s’éloignent. Je rentre dans le café, encore sous l’effet de l’adrénaline. Ba Jalloul, son chapeau noir vissé sur la tête, a suivi la scène.
– Tu te prends pour Robin des Bois ? me fait-il.
– Mais quand est-ce que les mecs finiront-ils par respecter les femmes ? rétorqué-je.
– Apparemment, le 8 mars n’a pas encore atteint notre contrée.
– C’est quoi le 8 mars ? demande Salim, un des compagnons de Ba Jalloul.
– T’as pas entendu parler de la journée internationale de la femme ? s’exclame ce dernier.
Salim se fait tout petit, évitant le regard de Ba Jalloul, devenu subitement dur.
– Elle est célébrée chaque 8 mars par les femmes du monde entier, poursuit celui-ci. C’est une tradition vieille d’au moins un siècle de lutte pour l’égalité, la justice et la paix. Elle est célébrée par les Nations Unies. Dans de nombreux pays, c’est une fête nationale. Ce qui est extraordinaire pendant cette journée, c’est que les femmes de tous les continents transcendent les frontières nationales et oublient leurs différences ethniques, linguistiques, culturelles, économiques et politiques, pour célébrer leur Journée ! T’as déjà vu les hommes faire ça, ne serait-ce qu’une heure dans l’année ?
– Elles célèbrent quoi au juste… elles font la fête ? demande Salim, bravant l’intimidant Ba Jalloul.
– Où tu vas chercher ça ? rétorque celui-ci. Le 8 mars c’est l’histoire de femmes ordinaires, mais qui ont fait l’Histoire ! Avec un grand H ! C’est l’histoire de leur lutte pendant des siècles pour participer à la société sur un pied d’égalité avec les hommes.
– Alors là mon vieux, leur lutte n’est pas terminée, réagit Salim dans un sursaut face à Ba Jalloul.
– Ça ne date pas d’aujourd’hui, précisé-je. Dans l’antiquité grecque, Lysistrata a lancé une « grève sexuelle » contre les hommes pour mettre fin à la guerre. Pendant la Révolution française, des Parisiennes ont marché sur Versailles pour exiger le suffrage des femmes en scandant « liberté, égalité, fraternité ». Chez nous, pendant la lutte pour l’indépendance, nos femmes procuraient armes et refuges aux résistants. Je suis triste de voir aujourd’hui comment elles sont humiliées dans nos rues. Sans parler de ce qui se passe dans les foyers et les bureaux. Entre les mauvais traitements, le harcèlement sexuel et l’inégalité des salaires, elles n’ont pas fini d’en baver.
Remonté par mes propos, Salim demande :
– Combien ont-elles entendu parler du 8 mars, et combien en ont bien compris le sens ?
– Ça rentre petit à petit dans les mœurs, dit Ba Jalloul. Certaines institutions en font un rituel et offrent des roses ce jour-là à leurs collaboratrices.
– Pendant que les mecs draguent leurs collaboratrices le reste de l’année ! ironise Salim.
Nous éclatons de rire.
– Ces fleurs, c’est de l’hypocrisie, poursuit-il. Les femmes n’en ont pas besoin. Elles ont besoin de respect et de salaires égaux à ceux de leurs collègues. Et puis, il y a plein de gens qui souffrent et qui ont besoin qu’on pense à eux, non pas pendant une journée, mais toute l’année. Les handicapés, les jeunes sans boulot, les pauvres, les sans-abri, les sans-voix, les porte-voix dont on muselle la voix, les gamins de la rue, les mères célibataires, les petites bonnes louées pour des salaires de misère…
La remarque de Salim me perturbe. Je m’étais proposé d’acheter des fleurs à ma femme pour ce 8 mars. Je me demande si je ne devrais pas le faire à une occasion moins convenue… et me livrer plutôt à… un examen de conscience. Il y a tant de souffrance autour de nous… et tant de silence autour…
Et moi qui pensais que m’arrêter chez Ba Jalloul allait être un moment de détente !

Rida Lamrini - 07 mars 2012

7 commentaires:

  1. Chacune de tes rubriques est un véritable script....un vrai film qui se déroule sous nos yeux et bien souvent nous devenons le principal acteur, le héros, comme nous avions l'habitude de désigner Tarzan et Zoro.
    Tant de vérités font mal, tant de vérités nous éloignent de l'Amour que le monothéisme nous a pourtant à coups de massues inculqué depuis notre tendre enfance...La Femme...nos mères, nos soeurs, notre épouse, Celles a qui nous devons tant par leur abnégation, par l'amour qu'elles nous portent, par leur présence et partage dans nos moments les plus durs de notre vie, celles qui nous veillent à la moindre fièvre, ...oui celles là toutes portent en elles la parcelle divine qui donne vie à ce spermatozoïde qui tout seul se perdrait dans les dédales sans fin de cet Univers si mystérieux. Porter un enfant, n'est-ce pas la réplique de la création de l'Homme par Allah, Adonaï. Ce n'est pas un jour que l'on devrait consacrer à la femme mais 365 jours...et pour nous les pseudo - viriles ... le surplus de l'année bissextile !!!

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  2. Tes commentaires donnent tout leur sens à mes humbles écrits.
    Je te suis profondément reconnaissant d’une amitié qui m’est infiniment précieuse.

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  3. Cher Rida,
    Je tiens à te saluer pour ton courage et ton franc parler non seulement pour ce sujet qui est d'une grande importance et qu'on fait semblant d'ignorer, mais aussi pour tout ce qui trame autour de nous, dans notre société qui a vraiment besoin d'être secouée en continue, espérant qu'un jour les esprits se resaisiront pour un meilleur demain....

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  4. Cher ami, vous m’invitez à un exercice de style auquel je ne m'étais pas livré depuis bien longtemps !! Commenter, apprécier, donner son avis indépendamment d’une hiérarchie sclérosante qui oriente et dirige la réflexion... Quelle bouffée d’oxygène vous m’apportez là !!
    Et à propos de style c'est bien Buffon qui semblait affirmer il y a 3 siècles que l'homme est le style lui-même.
    Quand je vous lis, j'ai quelques souvenirs de lecture vieux d’environ trente ans qui refont surface: Marcel Pagnol, Guy de Maupassant et j'en passe, non pas par préférence prononcée pour ces deux auteurs mais plus par déficience de la mémoire.
    Voilà qui et dit pour la forme.
    La femme... Deux syllabes et pourtant quel sens !! Dissertons longuement sur cette notion, consacrons même une journée ou même toute une vie si nous le voulons bien pour rendre à la femme un tant soi peu la considération qui lui est due, l’effort est vain avouons le franchement.
    Je ne retiens pour ma part qu’une recommandation qu’un Homme (et pas des moindres s’il vous plait) a faite il y a de çà 15 siècles alors qu’universellement la femme avait valeur ornemental voire marchande, et patrimoniale. Cet Homme disait en pensant tendrement aux femmes et par voie de métaphore : « Traitez ces êtres fragiles avec miséricorde رفقا بالقوارير- »

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  5. Ce scénario, ô combien éloquent, qui rappelle laconiquement les différentes conditions de la vie féminine dans une société machiste a le mérité grâce à son titre de dire ALLONS vers l'essentiel. On ne trompe plus le génie féminin par mes mots doucereux qui voilent une réalité dure et souvent inhumaine. les fleurs doivent être dispensées tous les jours sous forme : de mots élogieux et encourageants, de sourires solidaires et surtout d'une lutte quotidienne acharnée contre les esprits ankylosés qui ne considèrent la femme que comme une main d'oeuvre pas chère ou un corps sans âme. je reste incompétente devant cette inéquation/inadéquation : un homme qui abandonne l'éducation de sa marmaille à une femme dont le droit à la parole est encore confisqué. Ou encore lorsqu'il trouve normal qu'elle ramène des sous à la maison pour être le premier à en profiter. Ces considérations subsument l'immaturité de certains hommes qui ne voient pas encore leur incapacité à construire l'avenir sans la collaboration d'une FEMME valorisée. J'aime bien la suggestion de Henry 365 jours pour la femme et tous les 4 ans une journée pour l'homme.

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  6. Merci cher Rida pour ce texte qui nous fait vivre avec toi les lieux, les personnages, les scènes... J'ai tjrs refusé de fêter le 8 mars car j'estime que je dois vivre ma féminité tous les jours, et non pas un jour sur 365...

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  7. Vous seriez étonnés de la suite qu’a eue la chronique « Les fleurs, ce sera pour un autre jour » !
    Une de mes amies l’a lue. Elle est écrivaine. Elle réside dans le sud de la France. Je suis liée à elle par une longue et profonde amitié. Après avoir lu la chronique… elle m’a envoyé un mail poignant. J’étais un peu perdu après l’avoir lu. Bien que je ne vive pas ce qui lui est arrivé, je suis resté sous l’effet du choc pendant plusieurs jours. J’ai trouvé refuge dans l’écriture. J'ai écrit une nouvelle chronique : Non, tu n’es pas seule. C'est la suivante dans le blog.
    Je ne suis pas sûr que ça m’ait beaucoup apaisé.
    La vie est pleine de surprises et d’inattendus.

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