L’enfant entre en trombe à la maison. Il aperçoit son père dans son
cabinet, plongé dans son courrier. Il se précipite vers lui.
– Papa, tu te rappelles la citation que tu m’as dite hier ? Les esprits d’élite discutent des idées, les esprits
moyens discutent des événements, les esprits médiocres discutent des personnes.
– Oui, marmonne le père sans relever les yeux. Elle t’a plu ?
– Beaucoup. J’adore les citations. Je l’ai resservie au prof
aujourd’hui. Tu sais quoi ? Il m’a dit qu’elle n’est pas d’Albert Einstein.
– Ah bon ? Mea culpa fiston. Et de qui alors ?
– Elle est de Jules Romain. Bien entendu, mes camarades ont profité de
l’occasion pour me charrier, mais… peu importe Papa. La citation est belle, et c’est
ce qui compte.
Voyant que son père a les yeux toujours rivés sur sa paperasse,
l’enfant ajoute avec hésitation :
– Si t’as un moment Papa, j’aimerais bien qu’on poursuive la discussion
d’hier et que tu me parles de Dr Jekyll. Tu m’as dit que cet homme merveilleux peuple le monde des adultes.
Le père se
détache de son courrier, se retourne vers son fils et lui fait :
– Je regrette si hier je t’avais
brossé un tableau sombre du monde des adultes. Heureusement, il y a plein de
gens qui l’égaient, qui sont de vrais rayons de soleil lorsque le ciel de la
vie vire vers le gris.
Les yeux de l’enfant s’illuminent.
– Tu verras, au boulot, tu rencontreras des collègues qui seront des
amis. Avec eux, tu progresseras sur le plan professionnel. Ils te dépanneront
en cas de coup dur. Ton patron te prendra sous son aile et guidera tes premiers
pas dans la vie. Tu auras hâte de retrouver chaque jour tes collègues de
travail.
L’enfant esquisse un sourire, mais reste silencieux.
– À différents moments de ta vie, des gens se lieront d’affection à toi.
Ils aimeront tout chez toi. Ta mine, ta mise, ton caractère, tes propos, tes
idées. Ils seront des amis sincères. Tu les reconnaîtras au bonheur qu’ils
éprouvent avec toi, à ce qu’ils disent sur toi, aux services qu’ils te rendront.
– C’est magnifique ce que tu me décris là Papa… chuchote l’enfant, comme
sous un charme.
– On dit que le monde des affaires est dur. Peuplé de requins. Pourtant
si tu t’y lances, tu seras étonné de voir le nombre d’honnêtes entrepreneurs qui
mènent leur activité avec rigueur et professionnalisme, tout en étant soucieux
d’améliorer le sort des moins bien nantis qu’eux. Ça c’est formidable.
L’enfant s’allonge sur sa chaise, repose sa tête sur le dossier. Ravi
de voir l’enchantement dans les yeux de son fils, le père poursuit :
– En politique, tu trouveras des hommes et des femmes aux convictions fortes,
mus uniquement par l’intérêt général. Ils ne courent ni après les postes, ni
après les privilèges, mais après l’aboutissement de leurs idées, l’amélioration
des conditions de leurs semblables et la défense de leurs intérêts légitimes.
Tu les reconnaîtras à leur discrétion, leurs sacrifices. Tout y passe, temps,
argent, famille. Ils donnent sans compter, sans rien demander en retour.
Tout à sa description d’un monde cette fois-ci idyllique, forçant le
trait comme pour se rattraper du tableau lugubre brossé la veille, le père poursuit
son monologue :
– Adulte, tu seras peut-être amené à exprimer tout haut tes idées, ou à
les partager par écrit. Eh bien, tu seras étonné du nombre de personnes chez
qui elles trouveront écho, qui seront enchantés de te lire, sensibles à ta vision
des choses, reconnaissants que tu aies
couché par écrit leurs convictions. « Si tu as une pomme, que j’ai une
pomme, et que l’on échange nos pommes, nous aurons chacun une pomme. Mais si tu
as une idée, que j’ai une idée et que l’on échange nos idées, nous aurons
chacun deux idées. » Dixit George Bernard Shaw. J’espère ne pas me
tromper cette fois-ci sur l’auteur. Tu vérifieras fiston avant d’en parler à
ton professeur, n’est-ce pas ?
L’enfant hoche la tête. Le père poursuit :
– Le plus
beau mon fils, c’est lorsque tu te consacreras aux démunis. Là, tu connaîtras un
vrai bonheur. Ignore les esprits étroits qui ne connaissent que l’intérêt
personnel. Chemine avec les Chevaliers de l’Infortune, les Dr Jekyll qui répandent
le bien autour d’eux.
L’enfant se
relève lentement et se met à déclamer, comme s’il était sur une scène de
théâtre :
– Peu
connaissent leurs merveilleuses histoires. Nul n’a rapporté leurs formidables
contributions à la lumière. Nul n’a fixé leur cheminement discret dans des
images. Nul n’a décrit leur mobilisation exemplaire par des mots. Aux côtés de
ces êtres admirables, vous serez gagnés pas la foi qui les anime, comblé par la
richesse de leurs cœurs. Vous connaîtrez la satisfaction procurée le don de
soi. Vous serez gratifié de voir des horizons lumineux s’ouvrir, transcendé de
faire reculer les ténèbres du dénuement. Vous serez marqué, comme les
populations qu’ils ont aidées à retrouver les chemins de la dignité. Vous vous
sentirez béni d’avoir été sur le chemin de ces chevaliers partis en croisade
contre l’infortune des autres. Je cette
citation connais par cœur ! Elle est
de Papa ! Pas d’erreur sur l’auteur !
Le père est
interloqué par ce qu’il vient d’entendre. Son fils poursuit :
– Dis-moi Papa, y a-t-il un endroit au monde où il n’y aurait que des
Dr Jekyll ?
– Non mon fils. Les Dr Jekyll vivent dans un monde infesté de M. Hyde.
Le monde est ainsi fait.
– Finalement c’est plus démoralisant que je ne le croyais. Mais alors,
quel est le sens de la vie.
– Justement fiston, le destin de l’être humain sur terre est d’évoluer entre
les M. Hide et les Dr Jekyll. Lorsqu’il arrive à le faire en frayant son chemin
au-dessus des ignominies des premiers, et en portant haut les valeurs des
seconds, alors il gagne en grandeur d’âme, acquiert toute son humanité, et
donne un sens à sa vie. C’est ainsi qu’il accomplit son destin dans ce monde.
Le regard du père se perd dans le lointain, comme s’il voyait défiler le
film de sa propre vie. L’enfant reste pensif. Puis il se lève, paraît hésitant
sur ce qu’il veut faire, et finit par se diriger vers sa chambre. Son père
l’entend murmurer dans un profond soupir :
– C’est pas simple la vie… À
moins que les hommes ne soient compliqués.
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