Le père ouvre la porte et voit son fils entrer, la tête basse, le
cartable sur le dos.
– Qu’est-ce qui t’arrive fiston ? lui demande-t-il, quelque peu
inquiet.
Sans piper mot, l’enfant se dirige vers la cuisine en traînant les
pieds. Le père le suit, attend qu’il s’attable, et s’assied près de lui.
– Des soucis au lycée ?
L’enfant hoche la tête.
– De mauvaises notes ?
– Tu sais que je suis premier
partout… sauf en sport ! finit-il sa phrase en esquissant un sourire.
– Et alors, rétorque le père, pourquoi cette tête ?
– J’en ai marre papa…
– De quoi t’en as marre ? Tes études vont bien ! Tu ne
manques de rien ! Alors…
L’enfant regarde son père un bon moment, puis lâche :
– On m’aime pas au Lycée. Mes camarades sont méchants avec moi.
– Normal mon fils, laisse tomber le père.
– Ah bon ! Tu trouves que c’est normal Papa que mes camarades
me cherchent toujours noise ?
– Oui. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu es premier de la classe.
– Ah bon ? Eh bien, vivement l’âge adulte.
– C’est pire. Là aussi les gens n’aiment pas que l’on soit différent
d’eux. Encore moins que l’on soit plus brillant. Ça n’apporte que des ennuis.
– Ah bon, chuchote l’enfant avec des yeux ahuris.
– Alors, tu dois considérer l’école comme un terrain d’entraînement
pour ce qui t’attend plus tard.
– Tu me fais peur Papa…
– Attends-toi aux peaux de banane de collègues envieux, aux états d’âme
de patrons qui ont peur que tu prennes leur place, à la jalousie d’amis ou supposés
amis jaloux de tes succès.
– T’as connu ça Papa ?
– Des fois, tu feras face à une animosité inexplicable ! Juste parce
que le bonhomme n’aime pas ta tête, n’aime pas ta mise. T’es trop bien habillé
pour lui. Ou t’as trop bonne mine. Un autre te détestera parce qu’il craint que
tu occupes son poste, ou que tu aies une meilleure promotion que lui.
– Eh bien, la vie c’est pas la joie Papa… dit l’enfant, passablement
écœuré.
– C’est pas tout mon fils. Le monde des affaires est un monde de
requins. Le gros mange le petit. Un carnage
! Y a qu’à les entendre parler : viser une cible, conquérir un marché, mettre
en œuvre une stratégie, avoir un marketing
de combat, …
Passablement dégoûté, l’enfant croise les bras sur la table, repose sa
tête dessus et observe son père du coin de l’œil, écrasé par ce qu’il entend. Peu
conscient de l’impact de ses propos sur la personnalité future de son fils, le
père poursuit :
– En politique, sache que les embrassades sont des assassinats en
règle, les sourires cachent des poignards entre les dents, les éloges sont des
anesthésiants avant l’égorgement.
Comme s’il se parlait dans une sorte d’introspection, le père continue
son monologue :
– Si tu exprimes tes idées trop haut ou par écrit, tu t’attireras les
foudres des pisse-froid qui n’aiment pas ceux qui sont libres dans leurs têtes.
Pense à ce qu’a dit Albert Einstein : Les esprits d’élite discutent des
idées, les esprits moyens discutent des événements, les esprits médiocres
discutent des personnes.
L’enfant a les yeux perdus dans le vide. Le père poursuit :
– Le pire
mon fils, c’est quand tu aides les autres, que tu engages des actions sociales.
Là, attends-toi à des ennuis. Les esprits chagrins ne comprendront pas que tu agisses
sans intérêt. Pour eux, tu es fou, ou il y a un truc derrière. Ils vont
contrecarrer tes projets. Tant pis pour ceux que tu as voulu aider. Il faut que
tu échoues. D’autres te prêteront des ambitions politiques et vont s’employer à
te descendre coûte que coûte. Bref, en voulant faire du bien, ton cercle
d’ennemis s’élargit.
Le père se
tourne vers son fils et le trouve à moitié endormi.
– Je
t’ennuie mon fils ?
– Non, mais
tu me donnes pas envie d’être adulte.
– Allez,
lève-toi, aujourd’hui je t’ai parlé de M. Hyde, la face hideuse de l’être
humain. La prochaine fois je te parlerai du Dr Jekyll, l’autre face que l’on
rencontre dans un monde peuplé d’adultes merveilleux. Des êtres qui te font
oublier tous les cloportes dont je viens de te parler. Des gens qui donnent un
sens à la vie, qui te donneront envie de vivre pleinement ta vie.
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