Dialogue entre Adnane Benchakroun et Rida Lamrini
❓Question Adnane Benchakroun 1 :
Votre titre intrigue immédiatement. Il semble doux, mais il cache une tension. Pourquoi avoir choisi “Tant que je peux te dire je t’aime” ? Est-ce une déclaration d’amour, un regret ou une limite ?
🗣Réponse Rida Lamrini :
Le titre est né très tôt, avant même l’écriture du manuscrit. Il est venu comme une urgence intérieure. “Tant que je peux te dire je t’aime” contient déjà tout le roman : une tentative, un seuil, une voix qui hésite mais qui ose.
Ce n’est pas un titre romantique au sens classique. Ce n’est pas une promesse éternelle, mais un aveu fragile. Il exprime ce qu’on ne dit pas assez souvent, ou trop tard. Il y a dans cette formule une forme d’urgence douce : je t’aime, mais je ne sais pas combien de temps il me reste pour le dire. C’est une manière aussi de résister à la disparition, au silence, à la honte. Car dire “je t’aime” dans une relation parentale brisée, après une déchirure, ce n’est pas du lyrisme, c’est un geste politique et existentiel.
Ce “tant que” n’est pas une précaution grammaticale. C’est la condition de la survie affective. On ne dit pas “je t’aime” pour enjoliver : on le dit pour rattraper, pour réparer. Et c’est précisément ce que tente de faire Rayan, le père, en écrivant ce livre à son fils. Il lui tend ces mots comme une dernière planche de salut. Mais rien n’est sûr. Il ne sait pas si cela suffira. Il essaie. Il écrit, “tant qu’il peut”.
❓Question 2 :
Ce livre est présenté comme une autofiction. À quel point ce que vous écrivez est personnel ? Et pourquoi avoir choisi de fictionnaliser au lieu d’assumer une autobiographie franche ?
🗣Réponse :
C’est une question que l’on me pose souvent, et que je me suis posé aussi. L’autofiction est un territoire fragile. C’est à la fois une protection et un révélateur. J’ai choisi ce registre car je voulais pouvoir m’approcher au plus près de l’émotion, sans être contraint par la fidélité factuelle.
Oui, ce que j’écris est personnel. Mais ce n’est pas un témoignage. Je ne voulais pas me mettre en scène. Je voulais donner voix à un homme, à un père, qui reconnaît avoir failli, mais qui tente. Ce “je” n’est pas un miroir, c’est un médium. Il me permet de transmettre une expérience sans enfermer le lecteur dans ma propre histoire.
Fictionnaliser, c’est aussi créer une distance poétique. Cela m’a permis de mieux entendre la voix du fils, Salim, qui prend une place immense dans le récit. Il fallait lui donner toute sa dignité narrative. Et pour cela, je devais me désidentifier de moi-même. La fiction m’a libéré. Elle m’a offert une langue.
Enfin, l’autofiction me semble plus honnête qu’une autobiographie maquillée. Elle dit d’emblée : ceci est un récit nourri du réel, mais transformé par l’écriture. Et c’est dans cette transformation que, je crois, réside la littérature.
❓Question 3 :
Le roman aborde un sujet extrêmement dur : l’abus sexuel intrafamilial. Comment avez-vous abordé cette thématique sans tomber dans le pathos ou la frontalité ?
🗣Réponse :
Avec une immense précaution. J’ai mis longtemps à trouver le ton juste. L’abus sexuel, surtout dans le cadre familial, est un sujet tabou, douloureux, bouleversant. Je ne voulais ni édulcorer, ni choquer, ni dramatiser. Je voulais donner voix à la souffrance, mais sans l’exploiter.
Le secret de cette écriture, c’est le respect. Respect du lecteur, respect du personnage, respect du silence aussi. J’ai choisi de suggérer plus que de montrer. Le poids de l’événement ne vient pas des détails, mais des conséquences : la colère de Salim, ses absences, ses mots tranchants, ses exigences.
C’est un sujet qui, hélas, dépasse la fiction. Et je crois qu’en l’écrivant, j’ai voulu ouvrir un espace où d’autres pourraient se reconnaître, ou reconnaître quelqu’un. L’écriture ici est une tentative d’humaniser la douleur. Pas de l’expliquer, mais de la nommer.
Et puis, il y a le père. Son impuissance, sa culpabilité, son réveil trop tardif. J’ai voulu explorer cette complexité. On ne sort pas indemne d’un tel sujet. Mais j’espère ne pas avoir trahi les silences que tant de familles portent comme un fardeau.
❓Question 4 :
Le livre donne une place très forte au personnage du fils. Est-ce que Salim a fini par devenir le véritable héros du roman ?
🗣Réponse :
Absolument. Salim est l’épine dorsale du livre. Il ne devait être au départ qu’une voix, un interlocuteur. Mais plus j’avançais dans l’écriture, plus il s’imposait. Sa colère, sa clarté, sa douleur, son intelligence… Il a transformé le récit.
C’est lui qui pose les vraies questions. Lui qui ose la rupture. Lui qui réclame justice. Et c’est lui aussi qui, paradoxalement, permet au père d’écrire. Sans Salim, ce livre n’existerait pas. Il est à la fois victime, guide, juge, et sauveur.
J’ai voulu lui donner une parole pleine, entière. Il ne fallait pas qu’il soit un simple ressort dramatique. Il est un sujet. Il est celui qui rend le père humain. En cela, oui, Salim est le véritable cœur battant du roman. Et la dernière page, écrite par lui, scelle cette inversion des rôles. Le fils, à la fin, est celui qui libère.
❓Question 5 :
L’errance géographique – entre Paris, Kuala Lumpur, Bouznika – semble refléter une errance intérieure. Pourquoi avoir autant déplacé vos personnages ?
🗣Réponse :
Le déplacement est un miroir. On croit fuir, mais on emporte tout avec soi. Mes personnages ne voyagent pas par goût d’exotisme, mais parce qu’ils cherchent un refuge, un souffle, une échappatoire.
Rayan, le père, court après quelque chose qu’il ne peut nommer. Il traverse les continents comme on traverse ses propres blessures : sans carte. Kuala Lumpur, Moscou, Casablanca, Bouznika... Chaque lieu est un reflet d’un état intérieur. La moiteur, la distance, la mer, l’isolement… Tout est signifiant.
Mais aucun lieu ne guérit. C’est ce que découvre peu à peu Rayan. On ne se sauve pas en changeant de pays, mais en changeant de regard. Et ce regard, c’est le fils qui va le lui offrir. Au fond, l’errance est une manière de se préparer à rentrer. Rentrer vers soi, vers l’autre, vers le mot “je t’aime”.
❓Question 6 :
Votre écriture est souvent très sensorielle : bruits, odeurs, textures. Est-ce une manière de compenser le silence des personnages ?
Réponse :
Oui, c’est une forme de compensation, mais aussi de traduction. Dans ce roman, les personnages ont souvent du mal à se dire les choses. Ils se taisent, contournent, fuient ou écrivent. Alors ce sont les détails sensoriels qui prennent le relais. L’odeur d’un drap mouillé à Bouznika, la brûlure du thé à Casablanca, ou le bruit lointain d’un appel à la prière deviennent des mots de substitution. Ce ne sont pas seulement des éléments de décor : ce sont des fragments de langage.
Je crois profondément que le corps parle quand la bouche se tait. Et la littérature, pour moi, est ce lieu où le corps peut être entendu autrement. J’écris comme je perçois le monde : à travers les sons, les couleurs, les textures. Peut-être est-ce une manière de prolonger une mémoire affective, une mémoire marocaine aussi, où tout passe par l’odeur d’un tajine, la rugosité d’un tapis, le vent d’Atlantique.
Dans un roman où l’on évoque la douleur, le silence, le non-dit, il est vital de faire exister autre chose. Ces sensations sont un filet de secours. Elles montrent que la vie continue, même dans la faille. C’est dans un détail sensoriel que parfois, un personnage reprend souffle. Le lecteur aussi.
J’essaie, enfin, de permettre à chacun d’habiter l’histoire avec ses propres sens. Les mots sont une chose, mais l’émotion naît souvent d’un souvenir sensoriel partagé. Si quelqu’un lit et sent l’air de Bouznika sur son visage, alors j’ai réussi.
❓Question 7 :
Le personnage du frère abuseur n’est jamais nommé, ni décrit précisément. Pourquoi ce choix d’effacement presque total ?
Réponse :
Parce que c’est un fantôme. Et je voulais qu’il reste un fantôme. Le danger, avec les figures du mal, c’est de leur donner trop de poids. Ici, l’histoire n’est pas la sienne. Elle appartient à ceux qui ont été blessés, pas à celui qui a blessé.
En ne le nommant pas, je lui refuse une place centrale. Il est la cause, mais pas le cœur du récit. Cela permet aussi de respecter une forme de pudeur. Je n’ai pas voulu en faire un monstre caricatural. L’horreur n’a pas toujours besoin de traits. Parfois, le vide suffit.
Ce silence autour de lui est aussi une stratégie narrative. Il permet au lecteur de projeter, de ressentir l’étrangeté, l’opacité. Il évite de tomber dans le schéma victime-bourreau simpliste. Ce roman est plus subtil que cela. Il parle de répercussions, pas de vengeance.
❓Question 8 :
Vous citez plusieurs fois la mer, notamment à Bouznika. Est-elle pour vous un décor, un personnage, ou un symbole ?
Réponse :
La mer, c’est le lieu des vérités inavouables. C’est là que Rayan va pour écrire, pour réfléchir, pour ne pas sombrer. À Bouznika, la mer est plus qu’un paysage : elle est une présence. Elle écoute, elle efface, elle porte. J’ai toujours associé l’eau salée aux larmes qu’on ne peut plus verser.
La mer n’a pas de mémoire apparente, mais elle enregistre tout. Elle est l’anti-famille : elle ne juge pas, elle ne parle pas, mais elle accueille. Dans le roman, elle devient donc un refuge existentiel. Rayan y trouve le calme dont il a été privé.
Je crois que nous avons tous une “mer” intérieure, un lieu où déposer ce qui pèse. Pour moi, l’écriture est cette mer. Pour Rayan, c’est Bouznika. Et pour Salim, ce sera peut-être un jour un autre rivage, encore inconnu.
❓Question 9 :
Le roman est profondément mélancolique mais ne cède jamais au désespoir. Comment avez-vous maintenu cet équilibre si fragile ?
Réponse :
Cela a été un travail de funambule. Je ne voulais ni tomber dans le misérabilisme, ni nier la douleur. J’ai tâché de faire sentir que même au fond de la nuit, il y a un souffle. Ce souffle, c’est l’amour. Même abîmé, même maladroit, même en miettes.
Rayan n’est pas un héros lumineux. Il est traversé par ses lâchetés, ses aveuglements. Mais il ne renonce jamais complètement. Il continue à écrire. À aimer à sa façon. Cette persistance, c’est ce qui m’a touché chez lui.
Et Salim, malgré tout ce qu’il a vécu, garde une forme de lucidité tendre. Il veut comprendre. Il veut que justice soit faite, mais pas au prix du cœur. Cet équilibre vient aussi de là : aucun des deux ne cède à la haine. Ils oscillent, ils trébuchent, mais ils avancent. Cela suffit à faire naître la lumière.
❓Question 10 :
Le dernier chapitre, écrit par Salim, clôt le livre avec une force très particulière. Pourquoi lui avoir laissé cette ultime parole ?
Réponse :
Parce que c’est à lui qu’elle revient. Toute l’histoire converge vers cette voix. Il fallait que le fils ait le dernier mot. Pas pour rétablir un équilibre narratif, mais pour boucler un cycle affectif. Le père écrit pour se faire entendre. Le fils écrit pour répondre. Et sa réponse est une ouverture, pas une fermeture.
Ce chapitre n’est pas une vengeance. C’est un acte d’amour. Il ne gomme rien, mais il trace un futur possible. En lui donnant la parole, je lui donne sa dignité. Il n’est plus simplement le “fils de”. Il est un homme, un écrivain, un sujet.
Et puis, c’était pour moi une manière de passer le flambeau. Ce roman est un dialogue. Il fallait qu’il se termine dans la réciprocité. Salim, à travers ces mots, choisit de vivre. Et pour moi, c’est la plus belle fin qu’un roman puisse offrir.
❓Question 11 :
Votre roman met en scène la culpabilité d’un père. Pensez-vous que cette culpabilité peut être une forme d’amour tardif ?
Réponse :
Oui, et c’est une idée centrale du roman. Rayan n’a pas été un père exemplaire. Il a fui, il a fermé les yeux, il a préféré l’oubli à l’affrontement. Mais à travers l’écriture, une autre émotion surgit : la culpabilité. Et si elle est sincère, elle peut devenir un moteur d’amour. Pas l’amour triomphant ou rassurant, mais l’amour inquiet, qui veut réparer.
J’ai voulu montrer que l’amour peut survivre à l’échec. Que dire "je suis désolé" à un enfant adulte, c’est aussi une manière de l’aimer. Cela demande du courage. Rayan écrit ce livre parce qu’il n’a plus d’autre langue que celle-là. Il veut transmettre à son fils autre chose que du silence ou des reproches. Il veut lui offrir une tentative.
La culpabilité, dans ce cas, devient noble. Elle n’est pas un poids passif, mais une énergie douloureuse. Évidemment, elle ne suffit pas. Il faut aussi l’écoute, la reconnaissance, le respect de la parole blessée. Mais elle peut être un premier pas. Et parfois, c’est tout ce qu’un père peut offrir. Ce n’est pas rien.
❓Question 12 :
L’écriture du roman alterne des fragments, des courriels, des souvenirs. Pourquoi avoir choisi cette forme éclatée ?
Réponse :
Parce que la mémoire ne suit pas de lignes droites. Elle surgit en éclats, en vagues, en images. J’ai voulu que la structure du livre reflète cette dynamique intérieure. Ce n’est pas un roman classique avec une intrigue linéaire. C’est un tissu, une trame où chaque fil a son propre rythme.
Les courriels, par exemple, sont des morceaux de vie bruts. Ils disent l’urgence, la colère, l’espoir. Les souvenirs apparaissent comme des flashs. Et les fragments intimes sont autant de battements de cœur. J’ai cherché à écrire un texte qui respire, qui tangue parfois, mais qui reste profondément humain.
Ce choix formel permet aussi de laisser des vides. Et dans ces vides, le lecteur peut projeter ses propres émotions. Un roman éclaté, c’est aussi une invitation à rassembler soi-même les morceaux. Comme dans toute reconstruction.
❓Question 13 :
Dans une scène très forte, Salim reproche au père d’avoir été aveugle. Pensez-vous que le déni est une forme de protection ou de complicité involontaire ?
Réponse :
C’est une des questions les plus délicates. Le déni peut être une armure. Une manière de ne pas voir l’horreur, de se préserver du chaos. Mais il a un prix : il blesse ceux qui attendaient qu’on les protège. Dans le roman, Rayan a fermé les yeux. Non pas par malveillance, mais par incapacité. Il n’a pas voulu croire que l’irréparable se passait sous son toit. Et cette cécité, bien qu’involontaire, devient une trahison.
J’ai voulu montrer que dans certaines familles, le silence est une langue. Une langue apprise, transmise, dangereuse. Elle fait croire qu’on protège, alors qu’on abandonne. Le déni, ici, est donc une complicité inconsciente. Et c’est ce que Salim refuse. Il veut une reconnaissance totale. Pas un pardon rapide, mais une prise de conscience.
C’est cela qui rend la relation père-fils si tendue et si bouleversante. Ils ne parlent pas la même langue au départ. L’un veut oublier, l’autre exige la vérité. L’écriture devient alors un champ commun. Un lieu où le déni peut enfin être nommé, puis déconstruit.
❓Question 14 :
Il y a beaucoup d’allusions à la honte dans votre roman. Quelle place occupe ce sentiment dans l’histoire que vous racontez ?
Réponse :
La honte est partout. Elle est dans les gestes évités, dans les regards détournés, dans les phrases inachevées. Elle est l’ombre de l’abus. Dans ce roman, la honte est presque un personnage secondaire. Elle empêche d’aimer, de parler, de se tenir debout.
Ce que j’ai voulu explorer, c’est cette mécanique du silence nourrie par la honte. Une honte qui ne touche pas que la victime, mais aussi l’entourage. Les familles, parfois, préfèrent l’oubli à la parole. Et c’est ce silence honteux qui ronge. Salim le dit à plusieurs reprises : ce n’est pas l’acte qui l’a détruit, mais le silence autour.
Face à cela, il faut redonner du langage. Écrire est une manière de déshabiller la honte, de lui ôter sa force. On n’élimine pas la honte par la vengeance, mais par la lumière. Ce roman est une tentative de mettre en lumière ce qui ronge dans l’ombre.
❓Question 15 :
Vous évoquez aussi, en filigrane, la place des femmes dans cette histoire. Pourquoi sont-elles si peu présentes dans le récit ?
Réponse :
C’est une absence assumée, mais non pas une négligence. Les femmes ne sont pas au centre du récit, parce que ce livre parle d’une relation père-fils. Mais leur absence est justement parlante. Elle interroge la structure patriarcale de nombreuses familles où les femmes sont écartées des décisions, ou confinées au silence.
Il y a des figures féminines : la mère, évoquée en creux ; les amours de Rayan, parfois tendres, parfois fuyantes ; et surtout, cette compagne silencieuse du passé. Toutes incarnent une forme de retrait, de distance. Peut-être parce qu’elles aussi ont été blessées, ou tenues à l’écart.
Je pense qu’un autre roman pourrait leur être consacré. Celui-ci était un huis clos masculin, une tentative de compréhension entre deux voix d’hommes blessés. Mais les femmes sont là, dans l’ombre, dans les lignes. Elles apparaissent comme des possibles, des points d’ancrage. Ou des regrets.
❓Question 16 :
Pensez-vous qu’un roman miroir, vu du point de vue de la mère ou d’une sœur, serait complémentaire à celui-ci ?
Vous utilisez très peu de dialogues directs dans certaines parties du livre. Est-ce un choix esthétique ou une manière de souligner les silences entre vos personnages ?
Réponse :
C’est un choix délibéré, et surtout symbolique. Le manque de dialogues directs reflète le mutisme émotionnel entre les personnages. Dans cette histoire, on ne se dit pas les choses frontalement. On écrit, on sous-entend, on devine. Les dialogues absents en disent souvent plus que les conversations explicites.
J’ai voulu que ce roman donne de l’espace aux silences. Qu’on sente ce qui n’est pas dit. Les non-dits, dans les familles, sont parfois plus puissants que mille mots. Le lecteur est invité à lire entre les lignes, à ressentir ce qui circule, ce qui bloque, ce qui crie à l’intérieur.
Cela participe aussi à l’atmosphère du livre : feutrée, intime, pudique. La violence est là, mais sans fracas. Elle est dans la tension d’un regard, le soupir dans un mail, la phrase qu’on n’achève pas. C’est une manière de respecter la douleur. De ne pas la surexposer, mais de lui laisser un espace juste.
❓Question 17 :
Dans votre roman, l’édition du manuscrit par un éditeur extérieur est à peine évoquée. Pourquoi ne pas avoir exploré ce moment de publication, de confrontation avec le monde ?
Réponse :
Parce que le vrai enjeu du livre n’est pas sa diffusion, mais sa création. Le moment de bascule, c’est l’acte d’écrire, pas celui de publier. Le lecteur assiste à un processus intime, une tentative d’amour à travers les mots. L’éditeur est une figure invisible, presque secondaire.
Bien sûr, dans une autre version du roman, ce point aurait pu être développé. Mais cela aurait déplacé le récit vers une réflexion sur la réception, alors que ce roman est un huis clos entre un père et un fils. Le monde extérieur est là, en périphérie : les attentats, les lieux, les mails. Mais le cœur du texte reste dans l’intime.
Peut-être qu’un jour, j’écrirai un autre livre sur ce que cela fait de publier un manuscrit aussi personnel. Mais ici, je voulais rester dans le souffle de la transmission directe, de main à main. Comme un message laissé sur une table, un matin, avec écrit dessus : “Je t’aime. Je te demande pardon. Lis-moi.”
❓Question 18 :
Salim est-il pour vous un survivant ou un résilient ? Quelle nuance faites-vous entre les deux ?
Réponse :
Très belle question. Salim est les deux, mais pas au même moment. Il est d’abord un survivant : quelqu’un qui tient debout malgré la blessure. Qui avance sans avoir cicatrisé. Il porte sa douleur comme un sac à dos invisible. Il tente, il trébuche, mais il ne se laisse pas engloutir.
La résilience, elle, vient plus tard. Quand il accepte d’ouvrir les pages laissées par son père. Quand il prend la parole à son tour. Quand il ose écrire. Là, quelque chose bascule. Il n’est plus seulement en résistance : il transforme. Il crée un sens, même fragile, à ce qu’il a vécu.
La différence entre survivre et résilier, c’est peut-être ça : la capacité à créer du sens. À redevenir sujet. À ne plus être seulement l’enfant blessé, mais l’adulte qui choisit. Salim, dans les dernières pages, devient auteur. Et c’est là qu’il renaît. En ce sens, il incarne une forme de résilience qui ne gomme pas la souffrance, mais la métabolise.
❓Question 19 :
Votre style mélange poésie du quotidien et précision clinique. Comment avez-vous travaillé ce ton si particulier ?
Réponse :
C’est un équilibre que je cherche dans tous mes textes. Je suis très sensible à la beauté des choses simples : une lumière sur un mur, une voix qu’on reconnaît, un plat partagé. La poésie du quotidien, c’est ce qui m’ancre dans la vie. Mais je suis aussi obsédé par la justesse : chaque mot doit être pesé, exact, incarné.
J’essaie de ne jamais tomber dans l’emphase. L’émotion ne doit pas être fabriquée. Elle doit venir de la matière même du texte : du rythme, de la respiration, de l’image juste. La précision, pour moi, est une forme d’éthique. Et la poésie, une forme de consolation.
Ce mélange vient sans doute de mes influences : des auteurs comme Camus, Annie Ernaux, Philippe Besson… qui savent faire coexister le brut et le fragile. J’écris lentement. Je relis à voix haute. J’écoute le silence entre deux phrases. Car parfois, une émotion naît d’un mot retiré, pas d’un mot ajouté.
❓Question 20 :
Quel message espérez-vous que ce livre laisse à son lecteur, une fois refermé ?
Réponse :
Pas un message. Une sensation. Une ouverture. Ce que j’aimerais, c’est que le lecteur referme ce livre avec le désir de parler à quelqu’un. Ou de se parler à lui-même. J’aimerais qu’il ose un “je t’aime” resté en suspens, un “pardon” qu’il n’avait jamais formulé. Ce serait la plus belle trace que ce livre puisse laisser.
Je crois que la littérature n’est pas là pour convaincre. Elle est là pour éveiller. Pour déplacer quelque chose. Si ce roman peut permettre à un fils de dire à son père “lis-moi”, ou à un parent de tendre un mot, alors il aura servi. Ce n’est pas un livre sur l’abus ou sur la faute. C’est un livre sur ce qu’on tente encore, malgré l’irréparable.
Et puis, j’espère qu’il rappellera aussi que nous avons tous un manuscrit intérieur inachevé. Et que tant qu’on peut encore écrire une phrase, une lettre, une caresse, il n’est pas trop tard.