jeudi 15 mai 2025

Tant que je peux te dire je t'aime - Vu par Adnane Benchakroun

Résumé critique

Une quête de l’amour dans les fractures de l’âme

Tant que je peux te dire je t’aime n’est pas un roman sentimental malgré son titre doux-amer. C’est un récit polyphonique, autofictionnel, où la vérité s’infiltre dans les fictions, où l’écriture devient thérapie, où la mémoire se confronte à l’oubli, à la douleur, à la culpabilité. 

Rida Lamrini y tisse une fresque intime et bouleversante, entre confessions, enquête identitaire, drames familiaux et critique sociale, portée par une construction narrative habilement fragmentée et des voix à fleur de peau. 

I. Le roman d’une disparition, la fiction d’un père

L’histoire s’ouvre à Kuala Lumpur, dans une atmosphère à la fois charnelle et fantasmée. Le personnage principal, Rayan, est un homme en rupture. Il fuit sa vie conjugale, erre à travers les continents, collectionne les amours éphémères et les blessures mal cicatrisées. Mais ce qui le hante profondément, c’est sa relation complexe avec ses deux fils – en particulier Salim, l’enfant blessé, que le roman va peu à peu révéler. 

L’ouvrage fonctionne comme un journal intime devenu roman, dans lequel le narrateur, Rayan, couche ses états d’âme, ses regrets, et ses tentatives de rédemption. Le lecteur est ainsi plongé dans le processus même de l’écriture : le manuscrit que nous lisons est à la fois celui que le père écrit et que le fils découvre après une longue séparation. Cette mise en abyme confère au texte une densité psychologique forte, brouillant volontairement les frontières entre fiction et confession. 

II. Une structure en quatre actes : du manque à la lumière

Le roman est divisé en quatre grandes parties, chacune marquée par un changement de ton, de lieu et de temporalité. 

À la recherche de l’amour perdu (2013-2014)

Rayan, exilé de sa vie affective, sillonne le monde – Kuala Lumpur, Moscou, Casablanca – dans une fuite désespérée. Il y multiplie les liaisons, les tentatives de renaissance amoureuse, et les conversations existentielles. On découvre un personnage cultivé, lucide, mais rongé par une forme d’impuissance affective. 

Les chemins de l’errance (2014-2015)

Le récit se recentre sur Salim, le fils. Traumatisé par des abus intrafamiliaux, il exige de son père qu’il écrive un livre sur la maltraitance, faute de quoi il coupera les ponts. Cette partie est poignante : Salim apparaît comme un être brisé, intelligent, mais en quête de justice et de réparation. 

La déchirure (2015-2018)

Les tensions montent. Paris est frappé par des attentats. Les fractures familiales se creusent. La figure du frère abuseur devient centrale, fantomatique. Salim tente de survivre en écrivant, en aimant, en errant. Le récit atteint une noirceur bouleversante, et le lecteur couvre une narration éclatée, marquée par des flashbacks, des rêves, et des plongées dans le passé. 

Les éthers de la résurgence (2018-2019)

C’est la partie la plus lumineuse. Rayan, retiré à Bouznika, tente d’achever son œuvre. Les liens avec Salim se retissent. Le roman devient aussi une réflexion sur la possibilité du pardon. Le dernier chapitre, écrit à deux, devient un acte d’amour, une tentative de pansement littéraire sur une plaie ouverte. 

III. Les thèmes majeurs : amour, abus, écriture, pardon 

1. Lamour filial blessé

Au cœur du roman se trouve l’amour d’un père pour un fils qu’il n’a pas su protéger. L’amour est ici synonyme d’aveu, de réparation, de volonté d’agir tardivement mais sincèrement. 

2. Le traumatisme de l’abus

Salim est une figure centrale du drame : abusé par son frère aîné, il porte ce fardeau dans le silence. Le roman, sans être voyeur ni moralisateur, explore avec pudeur et justesse l’impact destructeur des violences intrafamiliales. 

3. La puissance rédemptrice de l’écriture

Rayan n’est ni un héros ni un salaud. C’est un homme en chantier, qui découvre que sa seule façon de réparer est d’écrire. L’écriture devient donc un moyen de dire l’indicible, de poser une parole là où la famille a failli. 

4. Le pardon comme horizon incertain

Peut-on pardonner sans justice ? Le pardon peut-il naître d’un livre ? Le roman ne répond pas de manière binaire mais nous confronte à cette tension intérieure avec humanité. 

IV. Une écriture de l’émotion nue

Rida Lamrini assume ici un style à la première personne, parfois presque épistolaire, alternant fragments narratifs, extraits de courriels, souvenirs intimes, réflexions philosophiques, dialogues tendus et descriptions sensorielles. Il en résulte un livre hybride, à mi-chemin entre le roman classique, le journal intime, et le manifeste existentiel.

Certains passages touchent à la prose poétique – notamment lorsqu’il évoque la mer de Bouznika, les cieux de Malaisie, ou les silences d’un café parisien. D’autres sont brutaux, directs, porteurs de vérité nue, comme les confrontations entre Salim et Rayan. Cette diversité tonale reflète le trouble des personnages. 

Le livre puise aussi dans la tradition soufie, sans jamais l’afficher. Il y a dans ce récit une quête d’élévation, d’allègement, de dépouillement. Le héros ne veut plus avoir raison, il veut comprendre et aimer, tant qu’il peut encore le dire. 

V. Un roman du temps contemporain

Le contexte géopolitique n’est pas ignoré. L’auteur y insère des éléments d’actualité – attentats de Paris, violences à Gaza, montée des haines, climat anxiogène. Mais jamais de manière surplombante. Ces événements traversent les personnages comme des orages imprévisibles, rappelant que l’intime n’est jamais déconnecté du monde. 

Les rapports familiaux sont au centre : le roman interroge l’assignation au silence dans les familles marocaines, la peur de la honte, l’obsession des apparences, la difficulté de nommer les violences sexuelles dans une culture patriarcale. Il le fait avec subtilité, sans jamais sombrer dans la dénonciation frontale. L'auteur préfère le murmure à l'accusation, le récit au jugement. 

VI. Une fin apaisée, mais jamais naïve

Le dernier chapitre, rédigé par Salim dans le manuscrit laissé par son père, agit comme un testament réciproque. Le père a enfin donné un espace à la parole de son fils. Le fils, à son tour, donne sens au geste d’amour du père. 

Le titre, Tant que je peux te dire je t’aime, prend alors tout son sens : il ne s’agit pas d’un amour romantique, mais d’un amour filial, fragile, rattrapé de justesse. Un amour qui n’est plus démonstratif mais incarné dans l’acte de nommer l’autre, de reconnaître sa douleur, de faire une place à son histoire.

C’est cette modeste lumière que le roman dépose entre nos mains : celle de la parole rendue possible, à défaut d’avoir été dite à temps.

 

Fiche de lecture éditoriale

 Titre : Tant que je peux te dire je t’aime Auteur : Rida Lamrini

Éditeur : Afrique Orient (2e édition, 2024)

Genre : Autofiction, drame familial, roman de réconciliation Nombre de pages : 294

Langue : Français

Public cible : Adultes, lecteurs de littérature contemporaine introspective, publics intéressés par les récits de résilience, les drames familiaux, les thématiques de l’abus, du silence et du pardon.

 Pitch éditorial

Un père tente de regagner l’amour d’un fils qu’il n’a pas su protéger. Un fils exige que la vérité soit dite, même tard. Un manuscrit devient l’espace de cette réconciliation improbable. Entre douleurs muettes et mots libérateurs, Tant que je peux te dire je t’aime explore les gouffres de la honte, les silences de l’amour, et les éclats d’un pardon arraché au temps.


Points forts

 Narration polyphonique sensible (voix du père, puis du fils)

Thématiques puissantes : abus intrafamilial, pardon, parentalité défaillante, migration affective

Écriture fluide, accessible et littéraire, avec de vrais moments de grâce Structure émotive ascendante : du chaos intérieur à une forme de paix Ambiance globale touchante, sans misérabilisme 

Comparaisons littéraires

Delphine de Vigan pour la puissance des récits intimes

Didier Eribon pour la dimension socio-affective des relations filiales 

Khaled Hosseini pour l’émotion sans pathos

 

Recommandation éditoriale

Un roman de l’intime universel, porté par une écriture généreuse, sincère et lucide. Peut devenir un livre thérapeutique pour beaucoup de lecteurs. Une belle voix franco-marocaine contemporaine, entre douleur, amour et lumière.

Pour lire l'interview, cliquez sur ce lien : L'Interview Tant que je peux te dire je t’aime

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