« Tous les hommes naissent égaux,
leur créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels
figurent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont
établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leur juste pouvoir émane
du consentement des gouvernés. Si un gouvernement, quelle qu’en soit la forme,
vient à méconnaître ces fins, le peuple a le droit de le modifier ou de
l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement ».
La voix est bizarrement solennelle. Je reconnais celle de mon fils. Juste
au moment où je passe devant sa chambre. Je m’arrête net. Qui est donc l’auteur de
cette phrase ? J’essaie de rassembler mes souvenirs. Je m’avance vers la porte
entrouverte. J’aperçois mon gamin en compagnie de trois de ses amis. Ils sont
en plein bachotage. Le bac est pour bientôt. Ils ne font pas attention à moi,
tout à leur discussion.
– Grand bonhomme, ce Thomas
Jefferson, dit Omar. Le père de la
déclaration d'indépendance des États-Unis ! En 1776 !
– C’est peut-être un grand mec ce type, soupire mon fils, mais notre
prof nous fait plancher sur ce qu’il a écrit il y a deux siècles et demi, et ce
qui se passe chez nous aujourd’hui ! Un peu loufoque !
– Justement ! Des siècles
séparent nos deux pays, lance Hamza. Ça fait réfléchir ! On n’enseigne pas
ça dans nos écoles. Mes parents m’ont toujours dit de la fermer ! Jamais
parler de politique !
Je me pince les lèvres en voyant
mon fils éclater de rire.
– T’es pas seul mec ! dit-il.
Heureusement, l’époque de papa, c’est fini. C’est le vingt et unième siècle. Terminé
les deux poids deux mesures. Égalité pour tous !
– Ouais, reprend Omar, en attendant, les puissants profitent de ce que
nous leur avons refilé comme pouvoir, à en croire Jefferson. Et nous les
jeunes, on voit rien venir. État de droit, liberté, bonheur ! Tu
parles ! Les gens souffrent en silence.
– Hey, dites les gars, dit
Yacine. C’est pas un peu de notre faute tout ça ? Je veux dire celle de
nos parents. Ils ont une attitude si lisse à l’égard des gouvernants.
Je suis scotché à la porte de la chambre. Mal à l’aise. Est-ce ma gêne
d’être en train d’espionner mon fils et ses amis, ou la honte que je sens
monter en moi en réalisant comment nos enfants nous perçoivent.
– Écoutez les amis, poursuit
Yacine. Si on continue à discuter comme ça, on finira jamais cette foutue dissertation.
Alors pour avancer, je vous ai dégotté cette réflexion d’Alfred de Vigny du 19ème
siècle. Écoutez çà : « Le moins
mauvais gouvernement est celui qui se montre le moins, que l'on sent le moins
et que l'on paie le moins cher ». Pas mal, hein ?
– Génial Yacine, s’exclame mon
fils. Tu sais ce que veut dire ce poète en réalité ? Un, l’État n’a pas
d’argent. Il gère les sous que nous lui donnons. Deux, le fonctionnaire, qu’il
soit chaouch ou Premier ministre, est payé par nous. Trois, le fonctionnaire
est à notre service, pas l’inverse.
– Dites les gars, rétorque Hamza, vous allez loin un peu loin je trouve.
Vous rêvez ou quoi ? Comptez pas sur nos parents pour réclamer leurs droits à
la vie, la liberté et le bonheur. Ils ne dénonceront pas les gouvernants qui ne
les garantissent pas. De toute façon, ces mecs n’émanent pas de nous. Alors, nous
servir, mon œil. Donc, nous ne serons pas égaux de sitôt devant la loi, comme le
veut la constitution. Elle ne sera pas appliquée de la même manière, pour le
démuni ou le puissant. L’intérêt général, tu repasseras. La corruption, c’est
la règle. Moi, si vous voulez savoir, je me tirerai de ce bled.
– Alors, t’as pas plus de mérite que nos
parents, dit Omar. Et t’iras où ?
– Chez l’oncle Jefferson,
tiens !
– Tu penses que là-bas les citoyens sont tous égaux ? Tiens, une question.
Est-ce que n’importe qui peut devenir président là-bas ? Et la justice. Les
riches et les pauvres sont tous égaux devant la justice ?
– Mais alors, la démocratie n’existe nulle part dans ce monde ?
s’interroge mon fils en levant les mains au ciel. Hé les gars, on ferait mieux
de laisser tranquille le père Jefferson. Depuis tout à l’heure qu’on cause, on n’est
toujours pas foutu de savoir ce qu’on va raconter à notre illuminée de
prof ?
Je me retire sur la pointe des
pieds. Perplexe. Je ne suis plus sûr que nous et nos enfants vivons dans le
même monde.
Et nos politiques, dans quel
univers vivent-ils ?
Rida Lamrini - 18 avril 2012
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