mercredi 31 juillet 2013

Lettre à mon ami égyptien


Cher ami,
Je t’écris aujourd’hui, le cœur gros. Chagriné par des révolutions qui n’en finissent pas de prélever un tribut chaque jour plus lourd parmi les enfants de leurs peuples. Des enfants hier unis dans la lutte contre la dictature, aujourd’hui rivaux fratricides pour bâtir chacun son projet de société.
Longtemps, la rive sud de la grande mare bleue vécut sous d’épaisses chapes de plomb. Et lorsque à la fin du siècle dernier les murs tombaient un peu partout dans le monde, les dictatures lâchaient prise et les tyrannies cédaient face aux irrésistibles aspirations démocratiques des peuples, notre région ne montrait quant à elle aucun signe qu’elle rejoindrait un jour le mouvement ambiant de retour du pouvoir aux peuples. Bien au contraire, toutes les analyses s’accordaient pour prédire un avenir prospère à nos dictateurs qui, sous l’aura de plébiscites aux impensables scores d’adhésion populaire, préparaient leurs progénitures à perpétuer l’imposture de dynasties improvisées.
Tout était bon pour soutenir de telles conjectures. Islam insoluble dans la démocratie. Atavisme imputrescible de la nation arabe. Gènes culturels irréconciliables avec les principes de la démocratie.
Pourtant. 17 décembre 2010, un vent se leva sur nos contrées. Sidi Bouzid, petite bourgade de Tunisie. Un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, s’immola par le feu pour protester contre la confiscation de sa marchandise par les autorités. Son geste fit aussitôt chavirer un des régimes les plus répressifs, pacifiquement de surcroît. Depuis ce jour-là, ce vent de décembre, curieusement appelé brise du printemps, a soufflé sur les contrées avoisinantes, emportant sur son passage des tyrans qui avaient coulé leur pays dans le béton de l’autocratie, bouleversant des sociétés engourdies dans de pesantes traditions passéistes, réveillant d’autres qui se plaisaient dans un narcissisme auto-entretenu.
Ce vent de décembre 2010 répandait les graines du pollen démocratique qui allait féconder l’arc sud de la Méditerranée, jusqu’en Mésopotamie. Les lustres de notre civilisation qui avait rayonné de la Perse jusqu’en Andalousie allait briller à nouveau. Nous étions éblouis et avions peine à croire ce qui arrivait. Nous avions démenti les cassandres qui ne voyaient en nous que des peuples taillables et corvéables à merci. Nous avions redressé nos échines et pris nos destinées en main. Nous avions tenu notre rang parmi les nations. Somme toute, nous ne sommes l’objet d’aucune fatalité historique ! Ainsi nous semblait-il.
Près de trois ans plus tard, le vent de décembre s’est mué en turbulences automnales, à l’origine de spirales de violence infernale et d’instabilité sociale. S’être débarrassé de dictatures, quel qu’en fut le prix, s’avéra plus aisé que de bâtir à nouveau des sociétés de liberté, de tolérance et de vouloir vivre ensemble. Les forces sociales, à peine libres, oublièrent leurs infortunes passées, sombrèrent dans des luttes dévastatrices, chacune cherchant à imposer son joug, avec son lot de victimes, au lieu d’œuvrer à l’émergence concertée de sociétés pour toutes les composantes sociales, toutes les tendances politiques, toutes les sensibilités religieuses. Ce faisant, elles rappellent Pierre Victurnien Vergniaud, tribun de la Révolution Française, qui a dit : « La Révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants. » 
À l’encontre des courants bien-pensants, tu m’as convaincu du bien-fondé de la déposition de Morsi, l’Égypte ayant inauguré un paradigme sans précédent dans l’histoire de la démocratie[1]. Pour la première fois, un peuple n’a pas attendu le terme du mandat du président élu pour demander son départ.
Cher ami,
Je souscris à ton analyse, lorsque tu cites la constitution américaine qui donne le droit au citoyen de se rebeller contre l’autorité pour combattre le despotisme. L’« impeachment » n’a-t-il pas été justement conçu pour renvoyer un président ? Je partage ton avis que les urnes ne sont valables que dans un système stable où les mécanismes de débat et de concurrence politique sont bien compris, et non kidnappés par une mouvance dont la vision est dans un tunnel qui regarde vers le passé.
Devant une Tunisie à la recherche d’une impossible constitution, une Lybie en proie aux luttes des factions, une Syrie en pleine tourmente, une Égypte déchirée autour de son futur projet de société, les questions que tu soulèves interpellent. Faut-il se résoudre à admettre que la démocratie n’est pas pour le monde arabe ? Que la démocratie ne peut accueillir la théocratie en son sein ? Que foi et politique est un mélange détonant ? Que foi et démocratie seraient incompatibles ? Que la foi est d’ordre privé, et que la politique a pour fin de gérer une société plurielle ? Sauf à vouloir reproduire l’inquisition européenne.
Discordes, clivages et crispations entretiennent la tectonique en cours dans nos pays. Ils constituent les ingrédients du choc des acteurs sociaux entre lesquels il urge d’organiser la concertation fondée sur le respect mutuel et la bonne foi, afin qu’ils fassent vite l’apprentissage de la démocratie, sous peine de voir cette partie du monde profondément ébranlée… et de donner raison aux funestes présages des sombres cassandres.

Rida Lamrini - 31 juillet 2013





[1] La démocratie… revisitée sur les bords du Nil, Aujourd’hui Le Maroc N° : 2975 du 17-07-2013

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