– Papa, il était comment ton monde ?
Je sursaute ! Mais où les jeunes d’aujourd’hui vont-ils
chercher ce genre de question ? Elle déstabiliserait le plus serein des parents.
Ton monde ! Vivrais-je donc dans un univers différent de celui de mon gamin de dix-huit
ans ? Serais-je un has been pour lui ?
Tiens, je ne me rappelle pas avoir interpellé mes parents de la sorte. Comment
aurais-je osé ! Voyant mon air perplexe, il précise :
– Je veux dire, comment c’était quand t’étais jeune.
C’était la même logique qu’aujourd’hui, ou c’était autre chose ? J’essaie de comprendre
ce qui se passe et me préparer à ce qui m’attend. J’ai peur, Papa.
Je regarde mon fils
avec tendresse. Je ressens son angoisse. Je n’ai rien connu de tel à son âge. Ce
qui m’est resté de ma jeunesse est peint de couleurs psychédéliques. Je replonge
dans la féerie des belles sixties. John et Paul m’entraînent à nouveau dans un Hard day’s night effréné. Jimi Hendrix, Joe
Cocker et Richie Havens me replongent dans la magie de Woodstock. Rien n’avait d’importance,
seul comptait Make love, not war. Je
passe et repasse des souvenirs pleins de fleurs et de senteurs. Pourtant… I can’t get no satifaction.
C’est drôle. De
mes réminiscences, sont absents la guerre du Vietnam, l’entrée des chars russes
dans Budapest, la guerre froide, mai 1968, la révolution culturelle, l’assassinat
de Salvador Allende, la dictature de Pinochet, l’invasion de la Baie des cochons,
les chapes de plomb des régimes arabes, les massacres de Pol Pot, les répressions
des Kurdes, les génocides, la crise des missiles de Cuba, les dictatures sud-américaines,
le glacier soviétique, les milliards d’indochinois. Tout compte fait, le monde était
tout aussi incertain. Mais nous étions trop occupés à vivre notre jeunesse, à nous
projeter dans un monde façonné par nos refrains, fait d’amour, de paix et d’insouciance.
Nous vivions au jour le jour, sans souci du lendemain.
– Vous étiez inconscients, Papa ! réagit mon fils.
– Peut-être, mais nous étions heureux.
– Sérieusement Papa,
je veux savoir pourquoi l’Europe s’enfonce dans la dépression, l’Amérique n’est
plus le centre du monde, la Chine est le nouvel Eldorado. Que deviendra le
monde arabe. Les pateras de la mort remontent toujours vers l’Europe. Mais les européens
viennent traîner leurs guêtres chez nous à la recherche de boulot. Le monde à l’envers
! Comment t’expliques ça, Papa ?
– Fiston, le monde ne s’explique pas dans l’immédiat.
L’Histoire s’en charge. Je peux par contre te dire les lignes de fond ou les points
de rupture.
Mon fils se rapproche de moi, les yeux brillants, avide
d’apprendre. Depuis un certain temps, des idées s’entrechoquent dans ma tête,
nébuleuses. Aujourd’hui, elles affleurent à la surface, plus affirmées.
– Fiston, le monde a basculé le jour où les américains
se sont mis dans la tête d’avoir la peau de Saddam Hussein sur la base d’un
mensonge de leurs gouvernants. Ils envahirent l’Irak le 20 mars 2003. C’était le
début de la chute de l’Empire Romain des temps modernes. La guerre les a ruinés.
Depuis, ils se débattent dans une récession sans fin. Ils ont entraîné dans leur
sillage les européens qui vivaient au-dessus de leurs moyens, dupés par les
mensonges de leurs politiques. Comme la nature a horreur du vide, chinois, hindous,
et russes sont en train de prendre la relève. Le monde semble déboussolé. En fait,
il s’adapte à de nouveaux repères. Le soleil s’est couché sur l’Ouest. Il se
lève aujourd’hui sur l’Est. Et dans ce monde, il y a peu de place pour la jeunesse.
Mon fils m’observe, soucieux.
– Remarque, nous aussi n’avions pas été bien gâtés,
ajouté-je. Sauf que nous avions inventé un monde à nous. Insouciants peut-être,
mais heureux. Vous mon fils, vous voulez bâtir l’avenir à partir du monde tel
qu’il est. Bien qu’habitués au cyberespace virtuel, vous êtes réalistes… donc angoissés.
Mon fils s’éloigne lentement, comme désappointé. Le
regard dubitatif, il laisse tomber :
– Papa, tu m’as pas beaucoup aidé. C’est pas avec
des refrains de musique et des fleurs dans les cheveux que je vais affronter le
monde. À t’écouter Papa, j’ai l’impression que tu vis toujours dans ton univers
psychédélique… Tu ne serais pas un hippie attardé… ? Égaré dans le monde actuel… ?
– … ???
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