– Comment va le monde ? lancé-je
à la jeune fille venue nous rendre visite.
Saida a quitté jeune sa famille et
sa petite ville aux portes du désert et s’est rendue à Casablanca, comme nombre
d’enfants du sud du pays, l’espoir plein les yeux, pour se faire une place au
soleil.
– Il n’y a que des problèmes dans
le monde, répond-elle d’un ton bougon.
Je faillis tomber à la renverse. Sa
répartie m’a pris au dépourvu. Je la regarde longuement, ne sachant que penser.
Puis, connaissant son caractère bougon, je finis par pouffer de rire. Je n’ose
penser qu’elle parle sérieusement, elle la jeune brunette toute coquette, en
pleine lune de miel, qui vient tout juste de trouver un appartement pour
abriter son nid. Ses propos ne peuvent émaner d’une personne à la fleur de
l’âge, qui a encore toute la vie devant elle. Je persiste :
– Sérieusement Saida, que
penses-tu de la vie en ce moment ?
– La vie n’est qu’une série de
difficultés, répond-elle du tac au tac, sans même me regarder.
Je perds l’envie de rire. Saida
semble sérieuse. Quand une fille du peuple parle ainsi, il faut se poser des
questions. Je n’insiste pas et me réfugie dans les journaux du matin.
Mal m’en a pris. Je tombe sur l’enquête
nationale sur le bien-être menée par l’institution officielle des statistiques.
Le titre résume l’article : « Un citoyen sur deux est
insatisfait de ses conditions de vie ». Tout ou presque est source
d’insatisfaction. Logement, revenu, emploi, santé…. Mais, y a-t-il besoin d’une
enquête pour confirmer ce qui saute aux yeux ? Je poursuis la lecture pour
voir jusqu’où ira le jargon officiel pour décrire le quotidien du citoyen
lambda. Je ne suis pas déçu. Tout y passe. Logement, 50% d’insatisfaits. Porte-monnaie,
91,5% pestent contre leur salaire. Santé, 70% de mécontents. Enseignement, 85%
de dépités.
Plus grave encore. J’ai toujours
pensé que les gens rentrent chez eux pour se réfugier dans le havre de paix
familial. Erreur ! L’institution officielle m’apprend qu’à peine une
personne sur cinq a cette chance. Même en famille, en ville ou à la campagne, les
gens sont mal dans leur peau. Dans le plus beau pays du monde !
J’abandonne l’article et glisse
vers le reste, avide de connaître l’avis des politiques. Je suis vite édifié.
Pas le moindre commentaire, pas la moindre réaction. Le néant. Comme s’ils
n’étaient pas concernés. Une page plus loin, je retrouve mes politiques. Mais… nulle
trace de programme économique, de projet de développement, de vision de société,
de réformes structurantes. Trop occupés à se bouffer le nez. Le journal regorge
de jérémiades, d’insultes, d’accusations. Un politique a parlé un jour de
chamailleries de femmes dans les bains publics. J’ignore de qui il parlait. Mais
cette sortie mémorable qui, en son temps, a non seulement heurté la sensibilité
de la moitié de la population, mais révélé la vision sociétale de son auteur, s’applique
exactement au champ politique.
Et puis, à bien y penser, qui compensera
tous les insatisfaits pour les difficultés de la vie qu’ils endurent ? Leur
situation n’est pas due au hasard ! Elle résulte bien de la gestion des
hommes ! Ces politiques, ces élus et autres qui ont assumé la
responsabilité de la gestion de la chose publique en leur nom ! Ceux-là
mêmes qui persistent à s’agripper à leurs postes, comme si leur vie en
dépendait ! Ou faut-il se résoudre à admettre qu’un peuple est lui-même
responsable de ses conditions de vie, selon l’adage qui dit qu’il n’a que les
politiques qu’il mérite ?
Je regarde Saida. Connaîtra-t-elle
un jour son droit au bonheur, elle et les milliers de jeunes filles qui louent
leurs bras pour une vie décente en retour ? Comment y croire encore quand,
hélas, les polémiques font office de discours, quand l’avidité du pouvoir tient
lieu de programme socio-économique, et quand l’intelligence semble avoir
indéfiniment déserté le champ politique.
Faut-il attendre que l’insatisfaction
cède la place à l’indignation pour que des citoyens visionnaires émergent enfin,
investissent la politique, la nettoient des sangsues qui s’y accrochent, et
offrent aux milliers de Saida, et à une population en souffrance, les horizons
d’espoir auxquels elles aspirent ?
– Dis-moi Saida, penses-tu
que… ?
Je me retourne vers la jeune fille
avant de poursuivre ma phrase. Elle a disparu, sûrement repartie gagner sa vie
à la force des bras. Elle n’a pas le temps de spéculer sur des espoirs
incertains.
Rida Lamrini - 10 octobre 2012
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