– Papa, ça va mal partout. Regarde,
l’enseignement a foiré. Y a plein de chômeurs. Les jeunes décrochent tôt de
l’école et n’ont pas de travail. Ceux qui terminent les études sont mal formés.
La relève n’est pas assurée. Personne n’a confiance en la justice. Vaut mieux
pas tomber malade. Se loger coûte cher. La circulation est anarchique. Les rues
sont sales. Y a plein d’agressions. On construit des autoroutes et des TGV, et on
meurt dans des cars pourris sur des routes défoncées. Nos villes et nos
campagnes manquent de commissariats, de casernes de pompiers, d’écoles, d’hôpitaux,
de parcs de jeux, de terrains de sports, d’abris pour les SDF, de bibliothèques,
de lieux du culte. La presse rapporte sans cesse d’invraisemblables affaires
qui engloutissent l’argent du contribuable, sans que personne n’y trouve à
redire. Mais que font donc les responsables Papa ?
Le père n’en croit pas ses yeux,
ni ses oreilles ! Émerveillé par tant d’enthousiasme, inquiet devant tant
de conscience chez son gamin de dix-sept ans. Ainsi raisonne-t-on déjà à cet
âge aujourd’hui ?
– Pas aussi facile que tu penses
mon fils. Une fois au pouvoir, les gens oublient vite qu’ils étaient de simples
citoyens. Alors, laisse-moi te raconter cette histoire… Écoute bien…
Il était une fois un calife qui
régnait sur une contrée lointaine. Le peuple lui vouait amour et affection. Le
pays était généreusement doté par la nature, les pluies abondantes, les terres
fertiles. Le sous-sol regorgeait de richesses et les rivières pleines à
longueur d’année. Toutefois, le calife était triste. Son peuple le préoccupait.
Il entendait une sourde complainte monter des échoppes du bazar.
Dans son palais, vivait sa gouvernante,
une vieille servante. Jeune, le calife passait des soirées, la tête sur sa
jambe. Elle lui racontait les histoires des rois passés. Il en avait appris bien
des principes de sagesse. Usée par les ans, la veille femme consacrait ses
journées au jeûne et à la prière.
Par une soirée d’été, alors qu’il
regagnait ses appartements, il aperçut la servante assise sous un arbre. Tel un
torrent en crue, les souvenirs d’enfance affluèrent. Il fut pris par l’envie de
s’allonger près d’elle, poser sa tête sur sa jambe et se fondre dans le monde de
ses contes magiques. Il s’approcha d’elle et lui demanda : Parle-moi de ce
roi qui réussit à mettre ses vizirs au service de son peuple. Ravie de
retrouver le jeune d’antan, la femme commença à balbutier les premiers mots du
conte. Soudain, il se leva et convoqua ses vizirs séance tenante. Le conte
défilait dans sa tête, comme la servante l’avait raconté, il y a longtemps. Il souriait,
tel un gamin sur le point de jouer un tour. Dans la salle du conseil, devant les
mines perplexes de ses vizirs, il se mit à égrener d’un ton grave :
« La vie est chère pour mon
peuple, vous toucherez donc le salaire du citoyen moyen. Les gens ont des
difficultés à se déplacer, vous n’aurez donc plus de carrosses et circulerez à
pied. Vous vous soignerez uniquement chez les médecins de notre Santé publique.
Je vous interdis de faire appel à des savants étrangers pour éduquer vos enfants.
Ils étudieront dans les écoles où vont les enfants de mon peuple. À partir de
ce jour, vous ne bénéficierez plus des privilèges du pouvoir pour
accomplir votre mission. Cela durera ainsi jusqu’à ce que mon peuple retrouve la
joie de vivre ».
Laissant ses vizirs hébétés, le
calife reprit le chemin de ses appartements, repassa devant la vieille dame
plongée dans ses prières, et lui jeta un long regard reconnaissant. Un sourire
d’enfant illuminait son visage. Il riait sous cape en songeant à ce roi qui
dépouilla ses vizirs de leurs apparats et les obligea à vivre comme ses
citoyens, afin que son peuple puisse être heureux dans son califat.
Le père se retourne vers son fils
et attend sa réaction.
– Il manque quelque chose à ton histoire
Papa.
Le père ouvre les yeux, perplexe.
L’enfant poursuit :
– Tu n’as résolu qu’une inconnue
de l’équation. Il reste la seconde. Que fais-tu des gens qui violent les lois,
salissent autour d’eux, bafouent les droits des autres, corrompent à tour de
bras, trompent leurs clients, trichent dans leur travail, qui n’ont de valeur
que le gain facile à n’importe quel prix, bref ceux qui ne pensent qu’à eux, pas
à la communauté… C’est pas uniquement en mettant les gouvernants à la diète que
tu vas changer les choses, ni que ça marchera mieux, n’est-ce pas ?
Le père se sent soudainement las.
– On rentre p’tit bonhomme ? laisse-t-il
tomber. Le fond de l’air est devenu frais.
Rida Lamrini - 26 septembre 2012
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