Une matinée de printemps. Un printemps qui a du mal à s’installer. Le fond de l’air peine à se réchauffer. Les larges trottoirs sont clairsemés. Les tables des cafés sont occupées par les amoureux des terrasses ensoleillées. La circulation est léthargique. Aux carrefours, les agents observent d’un œil distrait les voitures qui roulent nonchalamment. Oujda sort lentement de sa torpeur en cette fin de matinée. La ville solitaire, qui a choisi de se lover à l’extrémité orientale du pays, à la confluence des flux et des reflux de l’Histoire, baigne dans une rare douceur de vivre, balancée entre les brises de la Méditerranée et les vents tièdes du Sahara.
Je jette mon dévolu sur un café dont la terrasse me fournit une vue panoramique sur le boulevard Derfoufi. Les clients aux mines avenantes semblent inviter les passants à partager ces instants de tranquillité. Une atmosphère de famille baigne l’emplacement. Séduit par le charme de l’endroit, je m’installe sous un parasol, aspirant à savourer goulûment le bien vivre de cette ville de province.
Soudain, comme s’ils avaient obéi à un mouvement d’ensemble, les clients se lèvent tous comme un seul homme, ou une seule femme si vous préférez. Les mains croisées par devant, la tête légèrement inclinée, leurs mines sont devenues graves. Je cherche à comprendre les raisons qui ont poussé mes voisins à abandonner momentanément leurs thés et leurs cafés au lait. Encore tout à mon étonnement, je réalise que les voitures se sont également arrêtées net au milieu de la chaussée, les moteurs éteints. Conducteurs et passagers ont quitté les véhicules et se tiennent figés près des portières restées béantes. À leur tour, les piétons se sont immobilisés. La vie s’est subitement arrêtée. Le temps a répondu à l’appel du poète et suspendu son vol.
Tout s’explique lorsque je vis une procession funèbre apparaître au bout du boulevard. Une ambulance avance lentement, suivie des proches du défunt. À sa vue, le peuple d’Oujda a cessé toute activité en signe de recueillement. Sans avoir besoin de connaître l’identité du défunt, les gens se sont spontanément inclinés devant la mémoire de celui que l’on emmène vers sa dernière demeure, en signe de compassion devant de la douleur de la famille, pour se recueillir sur eux-mêmes, en souvenir d’êtres chers qui ne sont plus de ce monde, de proches qui avaient empli leurs vies, de voisins qui avaient partagé leur quotidien, de mères qui les avaient enveloppés de leur infinie tendresse. De mères dont les voix se sont à jamais tues, qu’ils ne peuvent plus appeler lors des moments de détresse, pour trouver auprès d’elles soulagement et réconfort en entendant leurs prières.
Je ne peux m’empêcher de songer par comparaison à ces grandes métropoles qui, par leur vie trépidante, leurs lumières brillantes et leur activité débordante, fascinent les provinciaux et peuplent leurs rêves des frasques d’une vie à sensations. Leurs habitants ignorent leurs morts et détournent les yeux à leur passage en direction de cimetières qu’ils ont préféré repousser à la périphérie de la ville, afin de ne pas perturber les vivants dans leur boulimie de projets aux horizons sans limites spatio-temporelles. Comme si, aveuglés par leur insatiable frénésie de mordre à plein dents dans la vie, ils balayaient d’un revers de la main la réalité de la faucheuse qui emporte indifféremment et sans répit petits et vieillards, hommes et femmes, blancs et noirs, croyants et athées, savants et ignorants, riches et pauvres, puissants et pauvres gens.
Chimères !
Bienheureuses sont les âmes dont les trajectoires ici-bas finissent dans la plaine des Angad, ou au pied des montagnes des Béni Znassen, parmi ce fier peuple d’Oujda qui a saisi le caractère éphémère de la vie, compris le sens de la mort et intériorisé les empreintes qu’elle laisse sur les vivants dans sa mémoire collective. Bienheureux est ce peuple des contrées orientales qui, le temps du passage d’un cortège funèbre, cesse toute activité, s’immobilise devant cette âme anonyme qui retourne vers la poussière au terme de son voyage terrestre, et ouvre son cœur pour partager la peine de ceux que le destin a soumis à la dure épreuve de l’irrémédiable séparation.
Rida Lamrini - 28 mars 2012