mercredi 28 mars 2012

Heureux qui, comme le peuple d’Oujda…


Une matinée de printemps. Un printemps qui a du mal à s’installer. Le fond de l’air peine à se réchauffer. Les larges trottoirs sont clairsemés. Les tables des cafés sont occupées par les amoureux des terrasses ensoleillées. La circulation est léthargique. Aux carrefours, les agents observent d’un œil distrait les voitures qui roulent nonchalamment. Oujda sort lentement de sa torpeur en cette fin de matinée. La ville solitaire, qui a choisi de se lover à l’extrémité orientale du pays, à la confluence des flux et des reflux de l’Histoire, baigne dans une rare douceur de vivre, balancée entre les brises de la Méditerranée et les vents tièdes du Sahara.
Je jette mon dévolu sur un café dont la terrasse me fournit une vue panoramique sur le boulevard Derfoufi. Les clients aux mines avenantes semblent inviter les passants à partager ces instants de tranquillité. Une atmosphère de famille baigne l’emplacement. Séduit par le charme de l’endroit, je m’installe sous un parasol, aspirant à savourer goulûment le bien vivre de cette ville de province.
Soudain, comme s’ils avaient obéi à un mouvement d’ensemble, les clients se lèvent tous comme un seul homme, ou une seule femme si vous préférez. Les mains croisées par devant, la tête légèrement inclinée, leurs mines sont devenues graves. Je cherche à comprendre les raisons qui ont poussé mes voisins à abandonner momentanément leurs thés et leurs cafés au lait. Encore tout à mon étonnement, je réalise que les voitures se sont également arrêtées net au milieu de la chaussée, les moteurs éteints. Conducteurs et passagers ont quitté les véhicules et se tiennent figés près des portières restées béantes. À leur tour, les piétons se sont immobilisés. La vie s’est subitement arrêtée. Le temps a répondu à l’appel du poète et suspendu son vol.
Tout s’explique lorsque je vis une procession funèbre apparaître au bout du boulevard. Une ambulance avance lentement, suivie des proches du défunt. À sa vue, le peuple d’Oujda a cessé toute activité en signe de recueillement. Sans avoir besoin de connaître l’identité du défunt, les gens se sont spontanément inclinés devant la mémoire de celui que l’on emmène vers sa dernière demeure, en signe de compassion devant de la douleur de la famille, pour se recueillir sur eux-mêmes, en souvenir d’êtres chers qui ne sont plus de ce monde, de proches qui avaient empli leurs vies, de voisins qui avaient partagé leur quotidien, de mères qui les avaient enveloppés de leur infinie tendresse. De mères dont les voix se sont à jamais tues, qu’ils ne peuvent plus appeler lors des moments de détresse, pour trouver auprès d’elles soulagement et réconfort en entendant leurs prières.
Je ne peux m’empêcher de songer par comparaison à ces grandes métropoles qui, par leur vie trépidante, leurs lumières brillantes et leur activité débordante, fascinent les provinciaux et peuplent leurs rêves des frasques d’une vie à sensations. Leurs habitants ignorent leurs morts et détournent les yeux à leur passage en direction de cimetières qu’ils ont préféré repousser à la périphérie de la ville, afin de ne pas perturber les vivants dans leur boulimie de projets aux horizons sans limites spatio-temporelles. Comme si, aveuglés par leur insatiable frénésie de mordre à plein dents dans la vie, ils balayaient d’un revers de la main la réalité de la faucheuse qui emporte indifféremment et sans répit petits et vieillards, hommes et femmes, blancs et noirs, croyants et athées, savants et ignorants, riches et pauvres, puissants et pauvres gens.
Chimères !
Bienheureuses sont les âmes dont les trajectoires ici-bas finissent dans la plaine des Angad, ou au pied des montagnes des Béni Znassen, parmi ce fier peuple d’Oujda qui a saisi le caractère éphémère de la vie, compris le sens de la mort et intériorisé les empreintes qu’elle laisse sur les vivants dans sa mémoire collective. Bienheureux est ce peuple des contrées orientales qui, le temps du passage d’un cortège funèbre, cesse toute activité, s’immobilise devant cette âme anonyme qui retourne vers la poussière au terme de son voyage terrestre, et ouvre son cœur pour partager la peine de ceux que le destin a soumis à la dure épreuve de l’irrémédiable séparation.

Rida Lamrini - 28 mars 2012


jeudi 22 mars 2012

Je suis née libre ! Et libre je resterai !


– Maman, je veux cette poupée ?
La mère n’a pas entendu sa petite fille de quatre ans. Émerveillée elle-même devant l’achalandage de jouets de ce magasin qui vient d’ouvrir près de chez elle, elle a oublié sa fille qui la tire par la main.
– Je la veux! répète la petite fille, en désignant une poupée géante dans une grande boîte rose.
La mère finit par réaliser ce que désire sa fille.
– Tu es sûre, Maria ? lui demande-t-elle.
– Oui maman. Mais il faut la couvrir !
– Comment la couvrir ?
– Avec une grande gandoura et un foulard sur la tête.
– Et pourquoi donc ? demande la mère en riant.
– Pour la protéger des méchants !
– Quels méchants ?
– Ceux qui embêtent les filles dans les rues, répond Maria avec assurance.
– Comment tu sais ça, qui te l’a dit ? demande la mère, mi-intriguée, mi-inquiète.
– J’ai entendu Karima qui l’a dit à son amie Amal.
La mère se prépare à régler le prix de la poupée, l’air embarrassé devant la vendeuse.
– Vous avez une fille bien éveillée Madame, dit celle-ci, cherchant manifestement à être agréable.
La poupée emballée, la mère et sa fille quittent le magasin, avec la promesse de la protéger des méchants qui rôdent dans les rues. Arrivée chez elle, Maria s’empresse d’installer la poupée dans son nouvel univers. Sa maman s’enquiert de son aînée. Celle-ci est au lycée. Un peu plus tard dans la journée, elle est de retour, accompagnée de son amie Amal. La maman se précipite et lui demande :
– Karima, c’est quoi ces méchants qui arrêtent les filles dans les rues ?
– Oh, une bande d’illuminés ont investi le quartier, pour le purifier disent-ils. Je leur ai échappé en prenant la fuite. Sinon, ils m’auraient passée à tabac. D’autres filles ont eu moins de chance que moi.
– Le purifier ! De qui ? De quoi ?
– Des filles qui ne se couvrent pas la tête et le corps. Pour eux, ce n’est pas conforme à la religion.
La maman réalise soudain la différence de tenues vestimentaires des deux jeunes filles. Karima a les cheveux au vent, le corps moulé dans un chemisier et un pantalon taille basse. Amal a la tête enserrée dans un foulard, le corps enveloppé presque jusqu’aux chevilles. Amies d’enfance, elles se rendent ensemble chaque jour au même lycée, étudient dans la même classe.
– Tout le monde est au courant de ces agressions, confirme Amal. C’est dans la presse. Mais, personne ne lève le petit doigt pour les empêcher.
– Je ne voulais pas t’en parler Maman, pour ne pas t’inquiéter, poursuit Karima. Mais j’ai peur. Des jours sombres nous attendent si rien n’est fait. Le danger commence avec le silence, comme si l’on n’était pas concerné par ce comportement qui va à l'encontre de la loi, spirituelle ou temporelle. Puis demain, tout le monde sera victime. Ces gens testent la patience et la tolérance de la société.
– Ce qu’ils font n’a rien voir avec la religion, rétorque Amal. Je n’ai pas encore trouvé dans les textes qu’il faut forcer les gens à faire quoi que ce soit. Au contraire, Dieu nous a laissé libres de décider de nos choix. Il nous respecte et en même temps Il nous responsabilise. Sinon, Il aurait fait de nous des anges. Les anges n’ont de raison d’être que de glorifier son règne éternel.
– Mon Dieu, la sagesse sort de ta bouche, dit la maman, émerveillée devant les propos d’Amal.
Maria survient, sa poupée dans les bras. Celle-ci a un voile sur la tête, une gandoura par-dessus.
– Regardez que m’a acheté Maman ! dit-elle fièrement à Karima et à Amal. Elle n’a rien à craindre des méchants ! Maman m’a aidé à la couvrir !
Karima se tourne vers sa mère et, d’une voix fulminante, crie presque :
– Maman ! Tu réalises ce que tu es en train de faire de Maria ? Tu veux formater tes filles comme tu l’as été ? Personne ne m’obligera à aller contre mes choix ! Tu m’as mise au monde libre ! Et libre je resterai ! Je me battrai s’il le faut ! Pour la liberté de conscience et pour le respect de l’autre !

Rida Lamrini - 21 mars 2012

jeudi 15 mars 2012

Non, tu n’es pas seule


Elle réside loin. De l’autre côté de la Méditerranée. Un petit bout de femme. Pleine d’énergie, de générosité. Le cœur toujours au creux de la main. Heureuse si vous partagez sa pitance, enchantée si vous acceptez la protection de son toit. Par amitié, elle vous rejoindra, où que vous soyez. Elle ne vous oublie jamais. Non qu’elle vous inonde de vœux et de messages convenus aux échéances calendaires. Mais, au moment où vous vous y attendez le moins. Par un mail, elle vous dit qu’elle pense à vous. Des fois, elle traverse la mer pour se fondre avec vous dans les ruelles de Marrakech, ou se perdre dans les dédales de Fès. Elle est de ces amis qui, par la magie des mots, donne du sens à la relation humaine. Car elle écrit. Elle est écrivaine. Avec un souffle rare, des tournures envoûtantes. Tel un bijou que vous cachez précieusement, elle occupe un coin de votre vie, à portée de pensée, prête pour un partage, une réflexion, un mot de réconfort.
Elle a lu « Les fleurs, ce sera pour un autre jour », une humeur dictée par une journée où les hommes, l’espace de quelques moments, deviennent par miracle des mâles attentionnés, des époux avenants, des collègues prévoyants. Elle a réagi. Oui, les fleurs, ce sera pour un autre jour, a-t-elle dit dans son mail. Du coup, elle a lu (ou relu) tous mes billets. Sa façon à elle d’être un moment près de moi. Elle me parle de mes éclats et de mon idéalisme pratique, partage mon besoin de m’exprimer.  Ça lui a fait du bien. Elle n’est pas sûre que les miracles soient à la portée des bonnes volontés. Du moins, pas toujours. Car, manquent les bonnes volontés.
Au fond, rien de plus banal. Simple échange entre amis qui refont le monde.
Quand…, revenant au point de départ, elle réitère : Les fleurs, ce sera pour un autre jour… Tu ne pouvais pas si bien dire, poursuit-elle  – hier, le 8 mars – pour la journée de la femme – mon mari m’a annoncé qu’il partait de la maison… ??? …
Je m’arrête net sur cette dernière phrase. Je ne comprends pas. Je suffoque, comme si je manquais d’air. Je refuse le sens des mots. Je m’éloigne du texte. Je veux m’enfuir, être ailleurs, gommer ce que je viens de lire, m’évader de ce mauvais rêve, de ce cauchemar qui a obscurci mon esprit. Je reprends ma respiration, graduellement. Je me rends à l’évidence, et poursuis la lecture.
« Ton petit mot tombe comme un signe. Malgré tout,  les choses sont beaucoup plus complexes qu’elles ne le paraissent. Pour le moment j’ai à apprivoiser la nouvelle – m’acclimater à la perte. Me familiariser avec la solitude – que j’aime beaucoup par ailleurs… mais là, ce n’est plus la même. Voilà – je ne pensais pas t’écrire pour le dire, mais ton mail m’y a comme invité. Inutile de te dire que je me sens comme désertée. Pourtant les fleurs commencent à éclore au jardin - j’ai fini un livre que mon éditeur est d’accord pour publier - les oiseaux pépient - et le ciel est toujours aussi vaste. Tout n’est pas perdu. C’est moi qui le suis un peu. Je pense bien à toi qui écris sans oublier d’agir. »
En quelques mots, quelques bribes de phrases, elle s’est confiée, couché d’indicibles sentiments. Je dois lui écrire à mon tour. Mais que dire ? À elle et à ceux et celles qui se sentent subitement seuls dans la vie ? Qu’attend-on d’un ami en pareille circonstance ? Quelle attitude est-on supposé adopter ? Surtout pas de banalités, ni de lieux communs. Je réalise que je manque de courage pour lui dire : Non, dans la vie, rien n’est jamais perdu. Redresse-toi, regarde autour de toi, le monde continue à vivre, et toi avec. La solitude n’est pas forcément l’absence de l’autre. Que d’âmes sont seules, pourtant entourées par la foule. Alors, tourne la page, poursuis ton chemin, vis l’instant présent, et prépare-toi pour le lendemain. Car, il y a toujours un lendemain, même après le dernier départ. Prends ta belle plume, plonge-là dans l’exubérance de la vie et butine à en perdre le souffle. Par la magie des mots, fouille dans le tréfonds de toi-même, aventure-toi dans les abysses de ton vécu, retrouve la sérénité intime et refais ton univers.  Écris pour exorciser, pour te libérer, pour offrir, pour partager, pour donner. Tu as tant à donner… et tant à recevoir…
Car, tu n’es pas seule. Non tu n’es pas seule. Tes écrits te relient au monde et te fondent dans la création scripturale universelle. Aujourd’hui… et pour toujours.
C’est ce que j’aurais aimé te dire, Janine. Peut-être est-ce trop facile dans ma situation. Peut-être est-ce pour cela que les paroles me manquent. Alors, je me confie à l’écriture.

Rida Lamrini - 14 mars 2012

mercredi 7 mars 2012

Les fleurs, ce sera pour un autre jour


Je quitte le bus qui m’a déposé près de chez moi avec un sentiment de gêne. À l’intérieur, j’ai laissé des femmes, dont certaines d’un certain âge, qui font le trajet debout, pendant que de jeunes gens, confortablement assis, voyagent indifférents à l’infortune et à la fatigue de passagers plus âgés.
La vue du café où siège habituellement mon ami Ba Jalloul me détend. Dans ce lieu, je prends la température sociale et trouve l’inspiration à mes observations. Juste avant d’y pénétrer, je croise deux jeunes filles qui marchent l’air pressé, la tête baissée. Elles essaient d’ignorer les sifflets de deux apprentis Casanova. Je sens une sourde colère monter en moi. Je darde un regard enflammé aux deux dragueurs. Dérangés dans leur plan de campagne, ces derniers s’éloignent. Je rentre dans le café, encore sous l’effet de l’adrénaline. Ba Jalloul, son chapeau noir vissé sur la tête, a suivi la scène.
– Tu te prends pour Robin des Bois ? me fait-il.
– Mais quand est-ce que les mecs finiront-ils par respecter les femmes ? rétorqué-je.
– Apparemment, le 8 mars n’a pas encore atteint notre contrée.
– C’est quoi le 8 mars ? demande Salim, un des compagnons de Ba Jalloul.
– T’as pas entendu parler de la journée internationale de la femme ? s’exclame ce dernier.
Salim se fait tout petit, évitant le regard de Ba Jalloul, devenu subitement dur.
– Elle est célébrée chaque 8 mars par les femmes du monde entier, poursuit celui-ci. C’est une tradition vieille d’au moins un siècle de lutte pour l’égalité, la justice et la paix. Elle est célébrée par les Nations Unies. Dans de nombreux pays, c’est une fête nationale. Ce qui est extraordinaire pendant cette journée, c’est que les femmes de tous les continents transcendent les frontières nationales et oublient leurs différences ethniques, linguistiques, culturelles, économiques et politiques, pour célébrer leur Journée ! T’as déjà vu les hommes faire ça, ne serait-ce qu’une heure dans l’année ?
– Elles célèbrent quoi au juste… elles font la fête ? demande Salim, bravant l’intimidant Ba Jalloul.
– Où tu vas chercher ça ? rétorque celui-ci. Le 8 mars c’est l’histoire de femmes ordinaires, mais qui ont fait l’Histoire ! Avec un grand H ! C’est l’histoire de leur lutte pendant des siècles pour participer à la société sur un pied d’égalité avec les hommes.
– Alors là mon vieux, leur lutte n’est pas terminée, réagit Salim dans un sursaut face à Ba Jalloul.
– Ça ne date pas d’aujourd’hui, précisé-je. Dans l’antiquité grecque, Lysistrata a lancé une « grève sexuelle » contre les hommes pour mettre fin à la guerre. Pendant la Révolution française, des Parisiennes ont marché sur Versailles pour exiger le suffrage des femmes en scandant « liberté, égalité, fraternité ». Chez nous, pendant la lutte pour l’indépendance, nos femmes procuraient armes et refuges aux résistants. Je suis triste de voir aujourd’hui comment elles sont humiliées dans nos rues. Sans parler de ce qui se passe dans les foyers et les bureaux. Entre les mauvais traitements, le harcèlement sexuel et l’inégalité des salaires, elles n’ont pas fini d’en baver.
Remonté par mes propos, Salim demande :
– Combien ont-elles entendu parler du 8 mars, et combien en ont bien compris le sens ?
– Ça rentre petit à petit dans les mœurs, dit Ba Jalloul. Certaines institutions en font un rituel et offrent des roses ce jour-là à leurs collaboratrices.
– Pendant que les mecs draguent leurs collaboratrices le reste de l’année ! ironise Salim.
Nous éclatons de rire.
– Ces fleurs, c’est de l’hypocrisie, poursuit-il. Les femmes n’en ont pas besoin. Elles ont besoin de respect et de salaires égaux à ceux de leurs collègues. Et puis, il y a plein de gens qui souffrent et qui ont besoin qu’on pense à eux, non pas pendant une journée, mais toute l’année. Les handicapés, les jeunes sans boulot, les pauvres, les sans-abri, les sans-voix, les porte-voix dont on muselle la voix, les gamins de la rue, les mères célibataires, les petites bonnes louées pour des salaires de misère…
La remarque de Salim me perturbe. Je m’étais proposé d’acheter des fleurs à ma femme pour ce 8 mars. Je me demande si je ne devrais pas le faire à une occasion moins convenue… et me livrer plutôt à… un examen de conscience. Il y a tant de souffrance autour de nous… et tant de silence autour…
Et moi qui pensais que m’arrêter chez Ba Jalloul allait être un moment de détente !

Rida Lamrini - 07 mars 2012