Au lieu de vous livrer ma chronique hebdomadaire
habituelle, je vous invite à faire une pause, effectuer un retour sur la
condition du chroniqueur, découvrir un des aspects de son exercice, et dévoiler
les sentiments qui l’agitent à la veille de se fendre d’un article.
J’ai cherché la définition qui caractériserait le
plus fidèlement cette activité, telle que je l’exerce depuis un certain temps
déjà. La formulation que l’on trouve le plus souvent est « Article d’un journal consacré à un domaine
particulier de l’actualité ». Celle qui me semble s’approcher
davantage de notre propos est « Rubrique
de presse écrite ou audiovisuelle d’un journaliste sur des thèmes divers ».
N’étant pas journaliste, j’opterai pour « Regard d’un observateur sur des thèmes divers de son monde ». Ce
dernier énoncé me convient mieux.
Or, un regard est foncièrement subjectif. Nous
voyons le monde avec nos lunettes, nos œillères. Nous l’appréhendons avec nos
peurs, nos appréhensions. Nous le décrivons avec nos mots, nos phrases. Nous
lui transférons nos attentes, nos espérances. Prisonnier de sa condition
humaine, le chroniqueur analyse, commente, renvoie un angle de vision, forcément
à partir de ses convictions, de ses a priori. Il est enclin à se pencher sur ce
qui le préoccupe, quand bien même il s’efforcerait d’anticiper les sujets qu’il
pense répondre davantage aux attentes de son lectorat. Autant de facteurs qui conditionnent
le choix des thèmes qu’il aborde, des sujets qu’il traite.
Censé puiser dans ses observations du monde
extérieur, il succombera bien des fois à l’envie de fouiller dans les émotions
qui le traversent pour les traduire en chroniques, dans l’espoir que celles-ci,
par la magie de l’écrit, arriveraient à se dépouiller de leur origine
personnelle, toucheraient le plus grand nombre, et rejoindraient le champ de la
pensée universelle.
Cette approche ne manque pas de difficultés. Selon
qu’il vive une phase d’euphorie ou qu’il connaisse des moments difficiles, son
écrit diffusera une forte foi dans la vie, ou communiquera une vague
désillusion devant les aléas du quotidien. Ces deux émanations ne sont pas
forcément reçues de la même manière par ses lecteurs.
S’il réussit à échapper à l’emprise de son vécu et à
balayer le monde de son regard, le chroniqueur devra discriminer entre
l’immédiat local et la lame de fond lointaine. Pour intéresser le plus grand
nombre, il devra dans le premier cas conférer un intérêt universel au phénomène
de proximité, et dans le deuxième cas révéler les implications d’événements éloignés
sur le quotidien de son lecteur.
Pour comprendre le désarroi du chroniqueur, voyons
ce qui se passe en ce mois d’août 2014.
Comment peut-il choisir entre la déchirure de la séparation
personnelle qui le torture, en espérant se faire l’écho des milliers qui
connaissent cette même épreuve chaque jour, et les turbulences qui tiraillent
la région de la Mer Noire et menacent la paix dans le monde ?
Comment prétexter
une chronique qui plaiderait le rapprochement à l’ouest de peuples voisins,
alors qu’à l’est des populations entières sont replongées dans les obscures
déchirures du Moyen Âge ?
Comment commettre un texte qui, une fois n’est pas
coutume, dériderait le lecteur par sa légèreté, alors que Gaza vit chaque jour
sous un déluge de feu, que chaque famille dans cette étroite bande de terre a
perdu au moins un enfant ? Comment recourir au ton léger en voyant un
monde, d’habitude prompt à dénoncer la perte de chaque vie humaine, devenir
tétanisé lorsque cela survient en Palestine, comme si le droit
international s’était arrêté aux portes de cette contrée ?
Comment agencer une chronique qui établirait le
rapport entre les espérances soulevées par le printemps arabe et l’ébahissement
des populations qui, après avoir tant vibré à la tombée des inamovibles
dictateurs, découvrent un beau matin des batteries de missiles sol-air déployées
dans leurs cités, et autour des infrastructures vitales du pays ?
Comment choisir entre se faire l’écho des
préoccupations officielles au plus haut niveau de l’État face au fossé qui ne cesse de s’élargir entre
riches et pauvres, et tenter de comprendre la perception biaisée du mot Islam par
les populations occidentales, devenues promptes à voir un terroriste en
puissance dans chaque musulman, et peu enclines à voir en lui un être par
essence paisible, mû par l’amour du bien, animé par le don de soi ?
Comment décider de consacrer des mots à l’émotion
suscitée par la mort absurde du jeune footballeur camerounais, Albert Ebossé, ou
réserver ses phrases à l’inquiétude nourrie par la déliquescence d’États du
Moyen Orient et la montée de nébuleuses affublées des vocables de « djihadistes »
et « islamiques », des mots qui défigurent une des grandes religions
monothéistes de l’amour et de la paix ?
Devant un monde devenu de moins en moins lisible, le
chroniqueur ne peut que ranger momentanément sa plume, taire ses sentiments, fermer
sa radio, éteindre sa télé et… attendre une éclaircie dans le ciel incertain de
ce début de siècle, pour honorer son rendez-vous hebdomadaire avec ses
lecteurs.