Jeudi 20 mars 2014. Du haut de cette
coupole de la Basilique Saint-Basile-le-Bienheureux,
j’aperçois la Place Rouge en bas à travers la fenêtre. Le ciel est plombé par des
nuages bas. Des flocons épars flottent dans l’air. Quelques touristes arpentent
la place en ce début de matinée.
Commencée un dimanche 16 mars
2014, jour du référendum en Crimée, partie du territoire de l’Ukraine, ma
semaine à Moscou va bientôt s’achever. La population a voté pour le
rattachement à la Russie. Des voix en Occident s’étaient élevées pour dénoncer
une manœuvre du Kremlin qui aurait manipulé la majorité russophone. Par-delà le
stress politique imposé à des relations internationales passablement tendues, j’ai
cherché depuis si l’événement était le fait du prince Poutine, ou bien relevait
d’un insondable rêve d’une Russie éternelle, ancré dans l’âme slave par les
vicissitudes de l’Histoire.
Je suis encore sous l’effet de
la soirée au Musée historique d’État
et de ma fascinante discussion avec Dimitriev. Je fus chanceux de l’avoir
rencontré. L’écouter fut un rare plaisir, échanger avec lui une jubilation
intellectuelle. Ses propos, les intonations de sa voix, les expressions de son
visage me rapprochèrent de ce qui anime l’âme slave. Je lui suis reconnaissant
de m’avoir édifié sur l’arrière-plan historique de cette partie du monde. Toute
la semaine, j’étais le témoin privilégié de l’Histoire qui s’écrivait. Mais
quelle Histoire ? Celle de Poutine, tsar des temps modernes qui cherche à redonner
corps au rêve de la Grande Russie, ou celle des peuples qui, en ce troisième
millénaire, aspirent à vivre autonomes, en paix, sous la protection du droit de
la communauté internationale ?
À la veille de mon départ, je suis
mélancolique. Le ciel gris n’arrange pas mon état d’âme. Un pigeon, frigorifié,
se tient immobile au pied de la muraille du Kremlin. Comme s’il portait sur ses
frêles épaules les soucis d’une humanité en dérive. Je quitte la Basilique Saint-Basile-le-Bienheureux,
traverse la Place Rouge et me rends au mausolée de Lénine, sous le mur du
Kremlin. Une visite sans laquelle mon séjour à Moscou n’aurait pas de sens. Je passe
devant les statues des figures qui avaient marqué l’empire soviétique et, sous
l’effet d’une grande émotion, pénètre dans le sanctuaire à pas mesurés, écrasé
par le poids de l’Histoire. Devant le corps embaumé de Lénine, j’ai des
sentiments mitigés devant l’homme qui, bien après sa mort, a continué à dominer
l’Histoire du haut de sa stature, envoûter des légions d’étudiants de son aura,
subjuguer de nombreux idéalistes d'une société sans classes et d'une
organisation égalitaire. Ses idées, sa philosophie, ont imprégné non seulement le
pays des Tsars, mais une bonne partie de l’humanité, tombée sous l’emprise de
sa grippe idéologique, ne jurant que par les vertus du marxisme-léninisme.
Passant lentement devant ce géant
de l’Histoire, dans la pénombre du mausolée, mes pensées s’évadent vers la
place du Manège toute proche et sa place commerciale où trônent les marques
commerciales internationales, comme si le capitalisme triomphant narguait ce
père fondateur de l’empire soviétique dans son sommeil au pied du Kremlin.
Invraisemblable retournement de l’Histoire.
J’abandonne le Global
Entrepreneurship Congress et m’aventure dans les rues de Moscou, sous une neige
devenue drue. Je me recueille devant les statues de Dostoïevski, Pouchkine, et
autres colosses qui ont façonné la culture du pays des Tsars et donné une âme à
un continent.
Mon séjour touche à sa fin.
Comme à chaque voyage à l’étranger, je commence à ressentir le mal du pays. Il
me tarde d’être à demain vendredi, jour de retour à ma belle contrée du
nord-ouest de l’Afrique. Je laisse derrière moi une région déstabilisée, dans
un monde en proie au doute sur son avenir. Poutine s’arrêtera-t-il à la Crimée,
ou poussera-t-il son avantage vers d’autres pays, y compris l’est de l’Ukraine ?
L’Occident aura-t-il les moyens de l’arrêter, ou sera-t-il réduit à proférer
des rodomontades qui ne suscitent chez Poutine
qu’indifférence et mépris pour un adversaire vieillissant ?
Mes pensées reviennent à Dimitriev.
Il m’avait dit que si le Président américain Obama mettait à exécution ses
menaces de sanctions économiques contre la Russie, les russes lui bâtiraient
une statue. Ils lui seraient reconnaissants de les avoir poussés à se replier
vers leur arrière-pays naturel, l’Asie, ce continent aux irrésistibles économies
émergentes.
Alors que je suis en train de
mettre le point final à ce carnet de voyage au pays des Tsars, je me demande si
Dimitriev n’avait pas vu juste et prédit la configuration du monde de demain…
Fin
Rida Lamrini - 30 avril 2014