Si un jour je
devais emporter avec moi un bout de Casablanca dans une île déserte, ce serait
le Boulevard Moulay Youssef, avec ses palmiers, ses vieilles villas rénovées,
ses enseignes modernes et ses trottoirs qui invitent à la promenade. Je fermerai
les yeux sur les horribles blocs placés devant le Consulat des États-Unis, qui
défigurent le boulevard en occupant la moitié de la chaussée. Les quelques
centaines de mètres laissés libres suffiront à mon bonheur de citadin qui rêve de
retrait dans la quiétude de la campagne.
Ce jour-là, mon
boulevard préféré est sens dessus dessous. Contenus par les forces de l’ordre, des
manifestants déversent leur colère devant la légation américaine. Les slogans sont
virulents, mais le rassemblement est pacifique. Je me fraie un chemin et pénètre
dans le café adjacent au consulat où j’ai aperçu des amis, vieux activistes des
droits humains. Je prends soin de m’offrir un point de vue panoramique sur l’extérieur.
– Depuis quand
vous manifestez dans le confort d’un café ? dis-je, un brin taquin.
– Pour pas être associé
à n’importe qui ! rétorque Hassan en tendant le menton vers le meeting. Oui
pour exprimer notre dégoût devant ce film qui dénigre l’Islam, mais pas n’importe
comment. Surtout pas comme ailleurs dans le monde. Encore moins en tuant
d’innocentes personnes !
– Ce n’est pas la
première que l’on diabolise l’Islam, réagit Said. Raison de plus pour montrer que
c’est une religion d’amour, de paix et de tolérance. Sinon, on va tomber dans
le piège tendu et dilapider le peu de respect acquis avec le printemps arabe.
Dehors, les
slogans deviennent véhéments. L’atmosphère s’est tendue. Des clients quittent
précipitamment le café. Issam intervient :
– Ce que les gens
ne comprennent pas c’est que les États-Unis ne sont pour rien dans cette
affaire.
– Qu’est-ce que
tu veux dire par là, dit Said en sursautant ?
– Un de leurs citoyens
le film, pas les États-Unis, explique Issam. En plus, le Président et sa
Secrétaire d’État ont condamné le film. Or, la liberté d’expression est un fondement
constitutionnel du pays de l’Oncle Sam. Un citoyen s’exprime comme il l’entend.
Nous nous battons bien pour ça ici, non ? Donc, il faut manifester contre l’andouille
qui a fait le film, pas les États-Unis. Il faut savoir qu’est-ce qu’on fait.
– Va expliquer ça
aux gens, dit Hassan. À force d’être du mauvais côté de la barrière pour les
causes des musulmans, ce pays s’est forgé une solide réputation d’ennemi. C’est
gravé dans la tête des gens.
– Le comble c’est
que l’auteur se fait passer pour Sam Bacile, un juif américano-israélien, dit
Issam. En fait, il s’agit de Nakoula Basseley Nakoula, copte de 55 ans qui vit
en Californie. C’est un escroc condamné plusieurs fois. On se demande si le
film existe où s’il n’y a que la vidéo d’un quart d’heure sur le net.
– Quelqu’un a vu
la vidéo ? demandé-je à mes amis.
– Une horreur
technique, une histoire débile, répond Hassan. Aucun esprit sensé ne peut gober
ce qui s’y raconte. C’est primaire. Ça ne vaut pas la peine qu’on s’enflamme
pour cette sottise. Le mépris est la meilleure réponse. Et dire que cet idiot est
en train d’embraser le monde ! Avec une simple crétinerie !
– Les acteurs
affirment avoir été dupés, renchérit Issam. Ils se sont désolidarisés du film.
Ils assurent que les propos insultants ont été ajoutés en post-production. En
regardant bien la vidéo, on voit que les références au Prophète ont été rajoutées.
Une des actrices, Cindy Lee Garcia, a déclaré que le script initial ne
contenait aucune référence négative à l’Islam.
– On va
d’éruption en éruption, laisse tomber Said. On s’était réjoui des révolutions
arabes, mais c’est en train de tourner en eau de boudin. Les peuples ne voient
rien changer. À Benghazi, on tue le meilleur allié des libyens, l’ambassadeur US.
Ce film contre l’Islam n’a pas fini de remuer des vagues. Le Moyen Orient est
sur le point de s’enflammer comme il ne l’a jamais été. Israël menace
d’attaquer l’Iran. La crise syrienne déborde chez ses voisins. Le pire est à
venir en Europe. L’Afrique a mal dans son ventre mou. Le Sahel est devenu le
repaire d’aventuriers à la recherche du bon coup pour tout faire sauter. Mais
où allons-nous donc ?
Je n’entends plus
Said. Je prends congé de mes amis. Je saisis de moins en moins ce qui se passe
dans ce monde. Plus que jamais, je rêve de me retirer dans mon coin de campagne…
avec mon bout du boulevard Moulay Youssef.
Rida Lamrini - 19 septembre 2012