mercredi 25 décembre 2013

Les néologismes des amalgames


« BANGUI - Les milices chrétiennes anti-balaka ont attaqué vendredi à Bangui des quartiers habités par des musulmans, minoritaires dans la capitale centrafricaine. » Cette information a été rapportée ainsi par une dépêche de Reuters du 20/12/2013. La même dépêche ajoute qu’« Une précédente offensive des milices chrétiennes sur Bangui a déclenché début décembre une vague de représailles sanglantes de la part des combattants musulmans de la Séléka. »
Il y a quelques années, la guerre civile qui avait déchiré le Liban était présentée comme un affrontement entre musulmans et chrétiens. En Irak, la population est majoritairement musulmane. Qu’à cela ne tienne. On a trouvé le moyen de parler d’un conflit interconfessionnel en catégorisant les adversaires en sunnites et chiites.
Diable, mais comment font donc les media pour faire le tri entre le musulman et le chrétien dans une guerre ? En les comptabilisant à la sortie des mosquées et des églises ? En vérifiant le degré d’observance des préceptes de la foi par les différents belligérants ? En recensant les individus qui, après avoir reçu une claque sur une joue, tendent l’autre joue ? En comptant les individus qui appliquent les enseignements du Prophète de l’Islam qui n’autorisait d’entrer en guerre que pour se défendre ?
Selon le Coran, la guerre est une « obligation non désirée » à laquelle il ne faut recourir qu'en dernière instance dans le respect des valeurs morales et humaines. Le Prophète Mohammed n’a recouru à la guerre que pour se défendre dans des situations inéluctables. Pendant les 13 premières années de l’Islam, les musulmans, minoritaires, avaient vécu à la Mecque sous une autorité païenne. Harcelés, maltraités, torturés, pillés, assassinés, ils n’avaient jamais recouru à la violence et toujours appelé les païens à la paix. Quand l'oppression devint insupportable, ils émigrèrent à Médine où ils établirent leur propre ordre dans un environnement paisible et libre. Ils ne prirent les armes contre les païens agressifs de la Mecque que lorsque le Prophète reçut la révélation : « Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre) - parce que vraiment ils sont lésés; et Allah est certes Capable de les secourir - ceux qui ont été expulsés de leurs demeures, contre toute justice, simplement parce qu'ils disaient: "Allah est notre Seigneur". (Le Coran, sourate al-Hajj, versets 39-40) ».
La presse qui couvre les péripéties des guerres, s’assure-t-elle que les musulmans en question font partie de « Ceux qui refoulent leur colère et qui pardonnent aux gens. Et Dieu aime les bienfaisants » (Coran III, 134). Que leurs adversaires chrétiens ont écouté Jésus lorsqu’on lui avait demandé « O esprit de Dieu, quelle est la chose la plus grande et la plus difficile ici-bas et dans l’autre monde ? » Il répondit : « la colère de Dieu (qu’Il soit exalté et glorifié !). On demanda : « Et qu’est-ce qui peut l’éviter ? » Il répondit : « Que tu brises ta colère et que tu étouffes ta rage. » ?
L’on sait les ravages provoqués par les guerres de religions en Europe au XVIème et XVIIème siècle et les millions de victimes qui en pâtirent. Aujourd’hui, l’imaginaire collectif en occident associe musulman à terroriste, un poignard entre les dents. Pire, musulman n’ayant pas été assez au goût des auteurs des raccourcis ravageurs, il a fallu inventer d’autres termes comme… comme islamiste. J’ai beau chercher le sens de ce terme dans tous les dictionnaires. Je ne suis parvenu qu’à une seule conclusion : son usage est controversé. Et comme si cela n’était pas suffisant, on parle aujourd’hui de djihadistes ! D’un seul trait de plume, 1,5 milliards de musulmans, soit près du quart de la population mondiale, sont transformés en terroristes potentiels ! Voilà comment, en raison de la commodité abêtissante de raccourcis irresponsables, on instille les amalgames, attise les haines, stigmatise les populations, dresse les peuples les uns contre les autres.
Encore heureux qu’on ne nous ait pas asséné des concepts du même cru et abreuvés de chrétienistes ou judaistes à propos de terroristes avec un lien plus ou moins supposé avec les deux autres religions monothéistes. L’extrémiste ne serait-il pas justement celui-là même qui a inventé l’isme pour décrire l’objet de son néologisme, mais qui, ce faisant, entraîne avec lui tout un pan innocent de la population mondiale ?
Curieux, les pires atrocités sont commises au nom des religions, alors que ces mêmes religions sont toutes porteuses de messages de paix et d’amour. Le sens des responsabilités n’exige-t-il pas d’informer sur les conflits qui secouent notre planète, en les circonscrivant à leur véritable et unique dimension : celle de la bêtise humaine, aux antipodes de la sagesse des religions ?


Rida Lamrini - 25 décembre 2012

mercredi 18 décembre 2013

L’héritage des géants


Dans cette de prison de Robben Island, il porte le numéro de matricule 46664. Il n’a droit qu’à un visiteur et une lettre tous les six mois. Il se lave avec de l’eau de mer froide et dort dans une cellule minuscule de deux mètres sur deux. Sur l’île, tous les jours, il effectue des travaux forcés dans une carrière de chaux. Quand il ne va pas à la carrière, il casse des cailloux dans une des cours de la prison. Lui et ses codétenus ont tous été victimes de kératite. Il refuse les faveurs et mène toutes les actions de contestation avec les autres prisonniers, y compris les grèves de la faim.
Robben Island est le lieu pour briser la volonté des hommes récalcitrants. La sienne n’a fait que se renforcer de jour en jour. Il récitait et faisait apprendre le poème Invictus (Invaincu) de William Ernest Henley afin d’encourager ses compagnons d’infortune.

« Dans la nuit qui m’environne,
Dans les ténèbres qui m’enserrent,
Je loue les Dieux qui me donnent
Une âme, à la fois noble et fière.

Prisonnier de ma situation,
Je ne veux pas me rebeller.
Meurtri par les tribulations,
Je suis debout bien que blessé.

En ce lieu d’opprobres et de pleurs,
Je ne vois qu’horreur et ombres
Les années s’annoncent sombres
Mais je ne connaîtrai pas la peur.

Aussi étroit soit le chemin,
Bien qu’on m’accuse et qu’on me blâme
Je suis le maître de mon destin,
Le capitaine de mon âme. »

Il a lu souvent ces vers pendant ses 27 années d’emprisonnement. William Ernest Henley disait que ce poème reflétait sa résistance à la douleur, suite à l’amputation de son pied. Le célèbre prisonnier de Robben Island quant à lui n’a pas été physiquement amputé. Il a été privé de 27 ans de sa vie. Il a été emprisonné le 20 avril 1964, jour où, répondant à des chefs d'accusation aussi graves que sabotage, haute trahison et complot, il prit la parole dans le tribunal de Pretoria et présenta la genèse et les buts de son engagement politique, esquissant les prémices de la future « Nation arc-en-ciel » :
« La souffrance des Africains, ce n'est pas seulement qu'ils sont pauvres et que les blancs sont riches, mais que les lois faites par les Blancs tendent à perpétuer cette situation. Nous voulons des droits politiques égaux. Cela paraît révolutionnaire aux Blancs, car la majorité des électeurs seront des Africains. Ce qui fait que les blancs craignent la démocratie. Mais cette peur ne doit pas se placer au travers de la voie de la seule solution qui garantira l'harmonie raciale et la liberté pour tous.
Au cours de ma vie, je me suis consacré à cette lutte des peuples africains. J'ai combattu contre la domination blanche et j'ai combattu contre la domination noire. J'ai chéri l'idéal d'une société libre et démocratique dans laquelle tout le monde vivrait ensemble en harmonie et avec des chances égales. C'est un idéal pour lequel j'espère vivre et que j'espère accomplir. Mais si nécessaire, c'est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. » 
Libéré le 11 février 1990, il devient le premier président noir Sud-Africain, tourne le dos à la haine, oublie les sévices de ses geôliers et de ceux qui ont asservi son peuple et œuvre pour la concorde et l’harmonie en Afrique du Sud. En pardonnant à ses adversaires, il évita à son pays un bain de sang et la spirale de la violence. Au pouvoir, Nelson, le nom que lui a donné son institutrice, a incarné la noblesse de la politique, l’exerçant loin des combines, de la ­vengeance et des compromissions. Les hommes politiques n’ont pas besoin de connaître les épreuves, la guerre, la souffrance pour se hisser à ce niveau de grandeur politique. Mais ils peuvent s’inspirer du destin et des paroles du détenu de Robben Island.
 « Un bon leader peut engager un débat franc, sachant qu’à la fin, lui et l’autre doivent être plus proches, doivent en sortir plus forts. Vous n’êtes pas dans cette disposition d’esprit lorsque vous êtes arrogant, superficiel, et mal informé.»
« J’ai appris que le courage n’est pas d’avoir peur, mais d’en triompher. L’homme courageux n’est pas celui qui ne ressent pas la peur, mais celui qui la dompte. »
« Il est préférable de mener en étant derrière et de mettre les autres en avant, surtout quand vous célébrez la victoire, et que de belles choses se produisent. Vous prenez le devant en cas de danger. À ce moment-là les gens apprécieront votre leadership. »
« Le ressentiment est comme boire du poison et en espérant qu’il va tuer vos ennemis. »
« Ne me jugez pas par mes succès, jugez-moi par combien de fois je suis tombé et je me suis relevé à nouveau. »
« Les vrais leaders doivent être prêts à tout sacrifier pour la liberté de leur peuple. »
« Une action sans vision est du temps perdu, la vision sans action est simplement rêver en plein jour, mais la vision jointe à l’action peut changer le monde. »
« Ce qui compte dans la vie n’est pas le simple fait que nous avons vécu, mais la différence que nous avons faite dans la vie des autres. »
En ayant appris, et rappelé, à l’Humanité les vertus du pardon, de l’amour et du don de soi, ce géant par la taille et par la stature, est entré de plain-pied dans le Panthéon des géants de l’Histoire, au même titre que Gandhi, Mohammed V, Vaclav Havel, des leaders qui ont sacrifié leurs vies, leurs familles, leur bien-être personnel pour leurs peuples. Des géants qui, pacifiquement, ont lutté contre la tyrannie, fait face à l’oppression, opposé à l’injustice et, une fois à la tête de l’État, sont restés fidèles à leurs idéaux.
Tel est l’héritage des géants.
Adieu Nelson. Adieu Madiba.


 Rida Lamrini - 18 décembre 2013

mercredi 11 décembre 2013

Sommes-nous seuls dans l'Univers ?


Ce soir, au moment d’éteindre mon ordinateur, je tombe sur un site qui m’apprend une information singulière. L'observatoire WASP-South, situé en Afrique du Sud, aurait découvert il y a une dizaine de jours une nouvelle exoplanète !
Quèsaco ?
Je me dépêche de chercher dans le dictionnaire le sens exact de ce terme peu familier. J’y apprends que les exoplanètes sont des planètes qui tournent autour d'une étoile autre que le Soleil. On les appelle également planètes extrasolaires. Voilà qui aiguise ma curiosité. Je creuse davantage le sujet et apprends que la première exoplanète fut découverte en 1995 par l'Observatoire de Haute-Provence. En 2005, 155 planètes extrasolaires étaient déjà recensées.
WASP-99b, le nom de ce corps céleste découvert par l’observatoire sud-africain, est la 1000e du genre détecté à ce jour dans l'Univers. Les scientifiques la soupçonnent d’être potentiellement habitable. Possible ! Mais pas sûr ! Au fond, existe-t-il une vie extraterrestre ? La question n'a jamais été semble-t-il autant d'actualité. Je m’en réjouis. J’ai reçu quelques visites de troisième type dernièrement, mais n’ose en parler, de peur qu’on me prenne pour un dérangé du plafond.
Je reste scotché à l’écran de mon ordinateur. Je trouve cela encore plus excitant !  Je saute de lien en lien et dévore les informations les unes après les autres. C’est ainsi que j’apprends que la recherche des exoplanètes a donné naissance à la communauté des "exobiologistes", constituée par de nouveaux chercheurs qui s’activent à imaginer toutes les formes de vie extraterrestre possibles, de la bactérie à l'organisme évolué doué de capacités cognitives. Depuis 1995, année où a été détectée la première planète extrasolaire, des centaines d’experts et chercheurs de tous les domaines de la science, astrophysique, biologie, géologie, chimie, mathématiques, génétique, scrutent l’immense étendue de l'Univers, scannent les satellites de planètes connues, et traquent des exoplanètes à la recherche de la vie.  
Certains d’entre eux vont jusqu'à se demander si la vie sur la Terre ne serait pas elle-même… d'origine extraterrestre ! Après tout, pourquoi pas, avec tous ces météorites qui circulent d’un bout de l’Univers à l’autre et véhiculent toutes sortes de micro-organismes !
Et tout compte fait, pourquoi la Terre serait-elle la seule à abriter des organismes vivants ? Dans le seul Univers observable par nos télescopes, on recense des centaines de milliards de galaxies, chacune contenant des centaines de milliards d'étoiles avec leurs cohortes de planètes. Soit des milliards de milliards d'exoterres... C’est bien le diable s’il n’existait pas la moindre trace de vie dans tout ce foisonnement !
Soudain, la lumière de ma chambre s’estompe, mon moniteur s’irise. Je sens une main se poser sur mon épaule. Un mot s’affiche sur l’écran par-dessus mon navigateur :
Intéressant…, n’est-ce pas ?
– En effet, tapé-je machinalement sur mon clavier en guise de réponse, pensif.
Au bout d’un moment, la lumière de ma chambre reprend son éclat, le halo vert disparaît, mon navigateur réapparait sur l’écran. Je me retourne, regarde derrière moi, au-dessus… ne vois personne.
Une chose est sûre, mon extra-terrestre vient de me rendre une brève visite. C’est en train de devenir une habitude chez lui. Mais cette fois-ci… aurait-il touché mon épaule ?


Rida Lamrini - 11 décembre 2012

mercredi 4 décembre 2013

Quand sonne l’heure du départ


Le grand départ. Une échéance que l’on aborde généralement avec un sentiment particulier. Souvent, sous forme d’allégories philosophiques, de paraboles religieuses, d’interrogations métaphysiques.
Habituellement, on s’évertue à occulter ce moment singulier de notre vie. Pourtant, il est omniprésent dans notre quotidien. Il occupe les nouvelles. Il rôde dans nos rues. Il hante nos pensées. Et, avec la même opiniâtreté avec laquelle il obsède notre inconscient, nous nous obstinons à l’ignorer, comme s’il n’était qu’une station parmi toutes celles qui jalonnent notre itinéraire terrestre, quand bien même cette étape ne serait que l’ultime, celle qui se trouve juste avant le saut dans l’inconnu.
Étrange relation que nous entretenons avec ce tournant de notre destinée. Sûrement le seul et vrai tournant.
Jeune, il est souvent difficile de se sentir concerné par la disparition de proches, tant cela semble un événement familial qui appartient davantage au monde des adultes. Les enfants observent ordinairement ces derniers, ressentent leur deuil, mais ne se sentent pas pour autant particulièrement affectés. Au fil du temps, ils grandissent et les différences entre générations s’estompent. Devenus adultes, ils s’installent graduellement dans l’univers de leurs aînés et, à leur tour, deviennent plus sensibles aux disparitions de leurs proches.
Sensibles, mais pas habitués. On ne s’habitue jamais au grand départ. Quand bien même il serait annoncé d’avance. Quand bien même on est invité à s’y préparer.
Et durant les instants, les jours, le temps qui nous sépare de ce moment d’arrachement, il faut faire comme si l’éternité nous appartenait, comme si le visage rieur de l’être aimé était impérissable, comme si le grand départ n’était qu’un fantasme.
Qu’ils sont durs ces derniers moments. Qu’il est dur de réaliser que toute la science du monde est impuissante à retenir la tante bien-aimée. Que tous les biens, toutes les connaissances, tous les efforts seront vains pour retenir la mère adorée dans ce monde. Qu’il est dur d’admettre que le père qui emplissait notre vie, de près ou de loin, qu’un jour il devra disparaître. Qu’il est dur de se résigner à ne plus voir le visage de l’oncle sur lequel venaient se reposer nos yeux. Qu’il est dur de se résoudre à ne plus voir le sourire du compagnon ou de la compagne de vie qui illuminait notre quotidien. Qu’il est dur d’admettre de ne plus voir le regard de cette grand-mère qui recelait toute la tendresse du monde. Qu’il est dur de s’habituer à cheminer dorénavant dans une vie vide, sans l’être auquel nous attachaient tant de liens, tant de paroles, tant de rires, tant d’affection, tant d’amour.
Car, aucune piqure, aucun anesthésiant, aucune drogue ne peut préparer à comment se séparer d’un proche sur le point de nous quitter, et surtout comment vivre bientôt sans lui, et devant lequel, devant laquelle, il faut arborer jusqu’au dernier moment une mine enjouée, un regard gai, un visage heureux. Comme si de rien n’était.
Et déjà, il ne reste plus que des anecdotes pour mettre de la cohérence dans ce qui semble désormais relever de l’absurde, des images pour atténuer la douleur qui nous assaille, des souvenirs pour redonner du sens à la vie. Si tant est que la vie a un sens.
Et l’on oublie que ce n’est qu’un grand départ de plus. Qu’il a été précédé par tant d’autres. Qu’il sera suivi par bien d’autres. Que l’on ne s’y prépare jamais assez bien, ni suffisamment à l’avance, ni raisonnablement après.
Et surtout, l’on oublie que cet être qui emporte un peu de nous-mêmes ne fait que nous précéder, que finalement ce n’est qu’un au-revoir.

Adieu chère tante.

Rida Lamrini - 04 décembre 2013

mercredi 20 novembre 2013

Reflets sur les eaux de la lagune


Telle une perle dans son écrin, elle trône dans une lagune de la mer Adriatique. Les premiers habitants la bâtirent sur des pieux en chêne et en aulne enfoncés dans le sol sablonneux, dans un environnement hostile, livré au flux perpétuel des marées. Chateaubriand l’appelait la « ville contre-nature ». Ses habitants aiment à penser qu’elle est l’unique ville naturelle « dans un monde contre-nature ».
À l’extrémité nord-ouest de la mer Adriatique, là où finissent les cours des fleuves issus des Alpes, vivaient des pêcheurs, des mariniers et des sauniers descendants des Vénètes, ancien peuple italique intégré dans la République romaine dès le IIème siècle av. J-C. Les invasions des Goths d’Alaric Ier et des Huns d’Attila les conduisirent à se réfugier dans les îles des marais situés le long de la mer Adriatique, près du delta du Pô. Selon la légende entretenue par les habitants eux-mêmes, Venise aurait été fondée le 25 mars 421 dans les îlots du rivus altus, qui donna lieu au Rialto. Des îlots qui ont pour nom Lido, Murano, Burano, Torcello, San Michele, San Erasmo, Mazzorbo, etc.
En 452, un premier établissement fut fondé par des réfugiés de Padoue et d’Aquilée avant de devenir une province de l’Empire Romain d’Orient sous Justinien Ier. Dans cette zone marécageuse, difficile d’accès pour des navires à quille, Venise servit initialement de refuge de la civilisation romano-byzantine. Mais au fur et à mesure de son développement, son autonomie s’accrut pour aboutir à l’indépendance.
Au fil du temps, les Vénitiens élargirent leur marge de manœuvre politique et se dotèrent d’un pouvoir local incarné par le premier Duc ou « Doge », personnage aux confins de la légende et de l’histoire, pour finalement s’appuyer sur la mer et étendre leur pouvoir.
Durant onze siècles (697-1797), la « Sérénissime » capitale de la République de Venise exerça une domination économique à la fois sur le reste du pays et sur l’ensemble de la mer Méditerranée, espace dans lequel elle joua un rôle politique de premier plan. Après la 4ème croisade, Venise se tourna vers Constantinople et s’empara des richesses de l’Empire byzantin, constituant ainsi son propre empire maritime comprenant la plupart des îles grecques et dalmates.
Portée par le dynamisme de ses commerçants, Venise quadrupla sa puissance navale au cours du XVème siècle, et fit de son arsenal la plus grande manufacture du monde avec près de 16 000 ouvriers sur un espace protégé de 25 hectares. Elle arma une flotte de 6 000 galères, et fut en mesure de prendre des risques sous forme de convois réguliers. Elle finit par régner sur la mer Méditerranée et devenir le port le plus important, dépassant Constantinople. De son conflit avec Gênes, sa grande rivale en Italie du nord et en Méditerranée, elle sortit vainqueur, mais épuisée.
Mais les lois de l’histoire sont aussi implacables qu’immuables. Le déclin commença avec la progression turque en Méditerranée, qui la priva progressivement de toutes ses terres grecques. Elle perdit ensuite de son importance commerciale en raison du détournement du commerce européen vers les océans après la découverte de l’Amérique.
Devenue politiquement un État italien parmi d’autres, Venise fut annexée par Napoléon Bonaparte le 12 mai 1797. L’empereur la livra ensuite aux Habsbourg en échange de la Belgique. Il la reprit en 1805, et l’intégra au Royaume d’Italie dont il se fit couronner roi, avant que la ville ne soit intégrée dans l’Empire d’Autriche de 1815 à 1866. Venise se libéra de la domination autrichienne le 3 octobre 1866 pour devenir un simple chef-lieu de province italien.
Depuis, chaque jour, des milliers de visiteurs, venant des quatre coins du monde, arpentent sa grande place de San Marco, s’émerveillent devant les fresques de sa basilique du même nom, goûtent au charme des petites places qui émaillent ses quartiers, contemplent les motifs décoratifs des murs de ses habitations, admirent la richesse des peintures de ses églises, déambulent dans le quartier de Castello, se perdent dans les ruelles du quartier Cannaregio, et se laissent envoûter par la magie des mystérieuses gondoles.
Tout le long, dans la pénombre des ruelles étroites, ils s’arrêtent devant les canaux, se penchent sur les eaux bleuâtres de la lagune et tentent de retrouver dans leurs reflets tremblotants la gloire passée de la Cité des Doges.
En ces temps troubles de doute et d’incertitude, l’humanité a tant besoin d’un retour sur le destin du haut lieu que fut la Sérénissime Cité, devenue par les insaisissables péripéties de l’Histoire, une simple destination touristique. Un tel retour permettra de méditer sur la précarité consubstantielle de la condition humaine, de mesurer l’inanité de toute puissance politique, de déchiffrer les clés d’évolution des civilisations, et peut-être, de trouver de vrais repères à l’évolution du monde, dans un avenir plus paisible, plus prédictible.


Rida Lamrini - 20 novembre 2013

mercredi 13 novembre 2013

Prévisions sidérales


La nuit est bien avancée. Je ne trouve pas le sommeil. Je n’insiste pas. Je quitte mon lit et me dirige vers mon bureau. Une surprise m’y attend. Au moment où je tends la main vers l’interrupteur de lumière, je constate que mon ordinateur rayonne d’un halo vert qui irise la pièce. Mon extra-terrestre me rendrait-il visite de nouveau ?
Je m’avance vers l’écran. Mon extra-terrestre est bien là. Serait-ce lui qui m’a empêché de dormir et m’a incité à me diriger vers mon ordinateur ? A-t-il cette capacité d’influer sur mon comportement, me réveiller en pleine nuit et m’amener à entrer en contact avec lui ?
– Que le salut soit avec toi, terrien.
– C’est toi qui m’as réveillé…, pianoté-je sur mon clavier.
– Je t’avais promis de te revenir après notre dernière conversation.
Cela remonte à très loin. Il me rafraichît la mémoire :
– Le 12 juin 2013[1], tu m’avais demandé à quoi ressemble la vie chez nous. J’avais répondu que ce concept n’existe pas chez nous, et t’avais promis de te revenir dès que les des éléments de notre dernière conversation seraient traités par notre cyber-analyste. En attendant, tu m’avais demandé quel était l’équivalent du concept de la vie chez nous. Tout est planifié et prévu t’avais-je dit. Tu suis un programme qui te gouverne sans poser de questions. Ce qui n’a pas eu l’heur de te plaire. Tu as considéré que notre vie serait aussi ennuyeuse que la ligne plate d’un oscilloscope.
– Est-ce pour ça que tu m’as réveillé ? dis-je passablement irrité. Et que dit votre cyber-analyste ?
Mais à qui ai-je donc affaire ? Un robot ? Une intelligence supérieure ?
– Depuis le temps que nous vous étudions, nous avons relevé plusieurs données inquiétantes.
– Eh bien, vous n’êtes pas les seuls à vous inquiéter, dis-je ironiquement.
– D’abord, vous êtes une espèce de nature belliqueuse. Votre histoire est parsemée de guerres et de conflits. Et ça ne semble pas devoir cesser dans un avenir prévisible.
– Il faut bien se défendre parfois, rétorqué-je un brin provocateur.
– Pas au point de décimer les civils, les faibles, les femmes, les enfants, les populations désarmées. Votre espèce est la seule qui s’acharne sur un adversaire tombé par terre jusqu’à ce que mort s’ensuive.
– C’est notre côté humaniste, laissé-tomber d’un ton sarcastique.
– Ensuite, à ce jour, vous ne savez pas toujours comment gérer vos affaires communes, ni à qui confier cette gestion. Démocratique, dictatorial, autocratique, présidentiel, parlementaire, populiste, théocratique, élitiste, quel que soit le pays, aucun régime ne vous a donné satisfaction. Depuis des millénaires que vous existez, vous n’avez pas trouvé de système de gouvernance politique convenable.
– C’est ce qui donne tout son sens à la quête humaine du bonheur, dis-je plus pour me convaincre que pour argumenter avec mon visiteur de nuit.
– Pire, vos hommes politiques, depuis la nuit des temps, vous ont conduit à une impasse. Juge par toi-même. Plus d’un milliard parmi vous vivent avec moins d’un dollar par jour. 448 millions de vos enfants souffrent d’insuffisance pondérale. 20% parmi vous détiennent 90% des richesses. Un enfant sur cinq n’a pas accès à l’éducation primaire. 80% des réfugiés sont des femmes et des enfants. Les femmes gagnent 25% de moins que les hommes à compétence égale. 876 millions d’adultes sont analphabètes, dont deux-tiers sont des femmes. Chaque jour, 30 000 enfants de moins de cinq ans meurent de maladies qui peuvent être évitées. Dans les pays en développement, un enfant sur dix n’atteindra pas l’âge de cinq ans. 500 000 femmes meurent chaque année durant leur grossesse ou en couche. 42 millions de personnes vivent avec le virus du SIDA, dont 39 millions dans des pays en développement. Le VIH/sida est la principale cause de décès en Afrique Subsaharienne. À ce rythme, à l’horizon 2020, certains pays africains pourraient perdre plus d’un quart de leur population active. Plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau salubre. En Afrique subsaharienne, près de la moitié de la population n’a pas accès à l’eau potable. 2.4 milliards de personnes sont privées d’installations sanitaires décentes. 2,8 milliards de personnes, soit près de la moitié de la population mondiale, vivent avec moins de 2 dollars par jour. Ce sont vos statistiques.
– Oh, on a appris à vivre avec, dis-je sans trop croire en ma dérision.
– Enfin, vos appétits ataviques de conquête insatiable, conjugués avec le développement de vos connaissances scientifiques et de votre maîtrise des phénomènes de l’univers, vous conduiront fatalement à une collision frontale avec les civilisations pacifiques qui vivent sur différentes planètes.
– Voilà qui commence à devenir intéressant ! dis-je avec excitation. Et qu’allez-vous faire ?
– Le Conseil Supérieur des Civilisations a déjà arrêté sa décision.
– Le Conseil de quoi ?
– C’est l’organe suprême où sont représentées toutes les civilisations avancées de l’Univers. Il a décidé d’en finir avec votre planète lorsque vous deviendrez dangereux pour la paix dans le cosmos.
– Tu veux dire… nous faire disparaître ?
– Le Conseil n’en arrivera probablement pas là. Quels que soient vos progrès scientifiques futurs, d’ici là, deux cas de figure se présenteront. Soit vous poursuivrez vos guerres jusqu’à vous exterminer entre vous. Et là, vous avez de quoi pulvériser plusieurs centaines de fois votre planète. Soit vous vous épuiserez seuls. Vous êtes en ce moment la seule planète qui consomme plus qu’elle ne renouvelle son stock de ressources naturelles.
– C’est pour m’annoncer ces réjouissantes prévisions que tu m’as réveillé ce soir ? Et vous pensez que vous avez tout juste ? Détrompez-vous. C’est vrai que l’homme est capable du pire ! Mais, retiens ce que je vais te dire. L’humanité vous surprendra. Elle est aussi capable du meilleur, surtout lorsqu’elle est bord du précipice. Bon, si tu le permets, je vais retourner à mon lit. Cette conversation m’a au moins donné envie de dormir.




[1] Chronique du 12 juin 2013 : La vie, c’est…

Rida Lamrini - 13 novembre 2013

mercredi 30 octobre 2013

Pour que dure le voyage ensemble…


Te souviens-tu. Te souviens-tu de ce jour où ton regard reflétait ton émotion, où les tremblements de tes mains trahissaient tes sentiments, où ton sourire discret dissimulait avec peine ta joie. Te souviens-tu de cet instant où, flottant presque, tu avais dit oui au bonheur que tu pensais tenir enfin au creux de ta paume. Ce jour-là, nous avions uni nos vies et les avions fusionnées en une seule destinée. Ce jour-là, nous avions dit oui à ce monde qui nous invitait à la découverte. Ce jour-là, nous avions embarqué dans le grand bateau de la vie pour aller voguer dans toutes les mers, conquérir toutes les terres, explorer toutes les aires.
Nous ne savions rien des tumultes qui agitaient les océans où nous nous aventurions, ignorions tout des dangers qui jalonnaient les terres que nous découvrions, n’avions nulle conscience des périls qui hantaient les mondes que nous déchiffrions.
Tu m’aimais, je t’aimais. Cela nous suffisait pour affronter les difficultés du destin, installés sur le toit de monde. Cela nous suffisait pour surmonter les épreuves de la vie, portés par le bonheur infini d’être ensemble.
Par tous les temps, nous avancions dans la vie, insouciants, inconscients, indifférents aux paroles du poète qui avait dit :

Avec le temps...
Avec le temps, va, tout s'en va
On oublie le visage et l'on oublie la voix
Le cœur, quand ça bat plus, c'est pas la peine d'aller
Chercher plus loin, faut laisser faire et c'est très bien

Avec le temps...
Avec le temps, va, tout s'en va
L'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie
L'autre qu'on devinait au détour d'un regard
Entre les mots, entre les lignes et sous le fard
D'un serment maquillé qui s'en va faire sa nuit
Avec le temps tout s'évanouit

Nous avions oublié que le temps, implacable, finirait par faire son œuvre pernicieuse, par nous faire oublier le visage et la voix, par nous faire oublier nos cœurs qui battaient toujours. Tu étais là, mais la vie m’avait distrait de ta présence. Tu m’appelais, mais je n’entendais plus ta voix. Tu m’observais, mais je ne faisais plus attention à ton regard.
Les tempêtes s’abattaient les unes après les autres sur notre frêle esquif, lui faisaient prendre chaque fois un peu plus d’eau. Et lorsque le beau temps revenait, l’exaspérante habitude rabotait un peu plus les aspérités de notre amour, emportait quelques pans de plus de notre affection. Nous étions chaque jour pris dans le piège annoncé par le poète :

Et plus le temps nous fait cortège
Et plus le temps nous fait tourment
Mais n´est-ce pas le pire piège
Que vivre en paix pour des amants

Tu avais perdu le goût de l´eau
Et moi celui de la conquête

Et lorsqu’il m’avait semblé que nos rêves étaient à jamais étouffés par la banalité de la routine, et que la flamme de notre tendresse s’était définitivement évanouie, un matin, l’amazone qui sommeillait en toi se réveilla soudain, épousseta la poussière autour d’elle, détruisit les carcans du rituel. Dans un cri de détresse, tu brisas les chaînes de l’habitude, rompis avec les convenances, pris ton envol et fuis le monde de froide indifférence dans lequel notre barque avait échoué.
Et là, lorsque tu fus loin de moi, les paroles du poète résonnèrent :

De l´aube claire jusqu´à la fin du jour
Je t´aime encore, tu sais, je t´aime

J’avais réalisé que l’habitude obscurcit le regard, que le quotidien émousse les sensations, que l’on finit par prendre le donné d’un jour pour un acquis de toujours, par oublier que l’autre est un être avec des impressions, une âme avec des sensations, un compagnon avec des émotions. Des impressions, des sensations, des émotions qui, avec le temps, fondent insensiblement dans l’évanescence de l’inconscience.

Finalement, finalement
Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes

Oh, mon amour...
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l´aube claire jusqu´à la fin du jour
Je t´aime encore, tu sais, je t´aime.

Ainsi parlèrent les poètes[1]. Il faut bien du talent pour pouvoir apporter et prodiguer attention, affection, et soins à l’autre… aujourd’hui, demain, jour après jour, chaque jour, tous les jours, pour toujours… Tant que dure le voyage ensemble…, pour que dure le voyage ensemble…, jusqu’à la fin de la vie.
Le bonheur à deux n’est pas donné. Il faut constamment l’entretenir.
L’amour de l’autre n’est pas acquis. Il faut continuellement le conquérir.

Rida Lamrini - 30 octobre 2013



[1] Jacques Brel, Léo Ferré

mercredi 23 octobre 2013

Ils sont jeunes…. Ils veulent changer le monde


Ils sont jeunes. Des filles et des garçons entre vingt et vingt-cinq ans. Ils étaient cinq cents, venus des quatre coins du monde : Australie, Brésil, Nouvelle Zélande, Maroc, Grande Bretagne, Afrique du Sud, Russie, Espagne, Tunisie, Corée du Sud, Pakistan, Palestine, Canada, Malaisie, Philippines, États-Unis, Thaïlande, Nigéria, Irak, Azerbaïdjan, Finlande, France, Grèce, Kenya, Norvège, Arménie, etc…
Ils avaient surmonté les difficultés du voyage. Un voyage qui, pour certains, avait duré près de vingt-quatre heures dans les avions et les aéroports. Pour se retrouver tous un dimanche d’octobre 2013 à Kuala Lumpur, cette belle ville d’Asie du Sud-est, modèle d’urbanisme moderne, exemple de civisme sociétal, d’une propreté éclatante, où l’on n’entend pas le moindre klaxon. Ils étaient tous venus avec la même idée en tête : changer le monde.
Ils ont rompu avec le traditionnel « Pouvoir d’un seul » que l’humanité a connu jusqu’au siècle dernier, celui des Edison qui travaillaient seuls dans un laboratoire, dans un seul pays, mettaient au point un seul produit, dans une seule unité de production. Ceux-là appartiennent à la préhistoire. C’est à plusieurs que les jeunes d’aujourd’hui s’attaquent aux problèmes du globe. Ils ignorent les frontières, se moquent des différences de religion, de sexe ou de langue. Le monde est leur pays. Ils collaborent et échangent en anglais. Ils vivent, mangent et dorment le Smartphone dans une main, l’ordinateur portable dans l’autre. Ils baignent dans Internet, manipulent des technologies qui ne sont nouvelles que pour leurs aînés. Ils y sont nés comme Obélix est tombé dans la potion magique à sa naissance.
Réunis sous le ciel tropical de la Malaisie, devenue l’espace d’une semaine la capitale de la jeunesse entreprenante mondiale, oubliant de dormir, se sustentant à peine, allongés à même le sol, en groupe de dix, plongés dans leurs ordinateurs, accrochés à leurs Smartphones, ces jeunes, portés par leur enthousiasme, transcendés par leur énergie, sublimés par leurs rêves, avaient travaillé en équipe pour diagnostiquer les maux du monde, concevoir des solutions, programmer des Apps. Entendez par là des applications que le commun des mortels utilisera sur son mobile ou son ordinateur. Des Apps qui vont permettre à un aveugle de voir, à un jeune de choisir les études qui correspondent à sa vocation et de tracer à l’avance le cours de son parcours professionnel, aux soucieux de la nature de planter des arbres là où ils le souhaitent, aux analphabètes de gérer leurs revenus, aux femmes battues de trouver réconfort… Tout cela, avec de simples clics de souris ou la pression de quelques boutons du téléphone portable.
En quelques jours, près d’une cinquantaine de problèmes du monde avaient trouvé leur solution et n’attendaient que des investisseurs, des Business Angels et autres Venture Capitalists pour semer les fonds initiaux dans des startups innovantes qui changeraient la face du monde.
L’Histoire nous apprend qu’au cours des siècles, chaque génération a dû faire face à des défis et des opportunités qui l’ont en retour modelée et façonnée. Les jeunes du début du dix-neuvième siècle avaient ouvert les yeux sur les balbutiements de l’industrialisation. Les enfants des temps de guerre embrassent des valeurs et développent une vision du monde bien différente de ceux qui grandissent en temps de paix.
Pour les jeunes de ce début de siècle, le principal défi auquel ils doivent faire face est celui du chômage persistant qui affecte toutes les régions du globe. La crise qui fit dérailler l’économie mondiale en 2008 a concerné toutes les catégories sociales, mais sans conteste les jeunes davantage encore. De nombreuses études indiquent que le quart de la jeunesse est non seulement sans emploi, mais ne fréquente pas les écoles et ne bénéficie d’aucune formation. En Afrique, les jeunes constituent 80% de la population en chômage. En Grèce et en Espagne les jeunes de 24-25 ans comptent pour la moitié des sans-emplois. Aux États-Unis, le chômage des jeunes est le double de la moyenne nationale.
Les problèmes du monde s’accumulent, perdurent et s’aggravent. Chômage certes, mais également santé, système éducatif, environnement, pauvreté, inégalités sociales… Les jeunes veulent les résoudre, ici et maintenant. Ils ne comptent plus sur leurs aînés pour le faire. Ils ont des solutions et piaffent de les mettre en œuvre. Aujourd’hui, sans tarder. Ils ne peuvent, ni ne veulent, attendre.
Ils le démontrèrent amplement à Kuala Lumpur. Ils y sont attelés, tous les jours, dans toutes les régions du monde.

Le monde qu’ils veulent changer en est-il conscient ?

Rida Lamrini - 23 octobre 2013 

mercredi 9 octobre 2013

Les flots funestes


Ils avaient traversé les déserts, grimpé les montagnes, parcouru les plaines. Rien ne pouvait les détourner de leur but.
Ils avaient réuni leur maigre fortune et l’avaient confié à des vendeurs de rêves qui leur avaient promis de les emmener aux portes du paradis.
Ils avaient bravé les éléments, vécu dans la promiscuité, ignoré le danger. Ils avaient supporté le racket, avalé les vexations, enduré les difficultés. Rien ne pouvait se dresser devant leur quête. Pour finalement s’entasser dans un frêle esquif à cinq cents, les uns sur les autres.
La Mer Méditerranée s’ouvrait devant eux comme la Mer Rouge devant Moise.
Le miracle finit par se produire lorsqu’ils arrivèrent à Lampedusa, la porte de l’Eldorado. La terre promise s’offrait finalement à eux. Elle était à portée de main. Leur calvaire était arrivé à son terme. Leurs efforts allaient être récompensés.
Et juste au moment où il ne leur restait plus qu’à quitter leur habitacle de fortune, juste au moment où il leur suffisait de débarquer sur la terre ferme, l’impensable arriva, l’inimaginable se produisit, l’invraisemblable survint.
Le bateau de fortune sombra au large de l'île sicilienne en ce début d’automne 2013. Le deuxième naufrage en une semaine. Un énième drame de l’immigration illégale. Plusieurs centaines de ces malheureux périrent. Les quais de la petite île italienne étaient devenus une morgue à ciel ouvert.
La tragédie qui se déroule dans la grande mare bleue est d’une ampleur terrifiante. Selon des sources officielles, 25.000 réfugiés sont morts en Méditerranée au cours des 20 dernières années dans leur quête des paradis du Nord, dont au moins 6 000 près de la Sicile, Malte, Lampedusa et les côtes libyennes. Plus de 100 000 personnes furent sauvées au cours des 10 dernières années par les différentes marines militaires ou les bateaux de pêcheurs ou de commerce.
Combien faudrait-il encore de morts pour que les consciences se réveillent ? Le Pape François n’eut d’autre mot à la bouche que « la honte » devant le drame de Lampedusa, fustigeant la « mondialisation de l’indifférence ».
L’émotion fut forte en Europe. La maire de Lampedusa fondit en larmes devant ce qu’elle qualifia d’horreur en voyant les nombreuses dépouilles dont on ne savait que faire.
Mais peut-être qu’avant de savoir comment arrêter l’hémorragie des migrants clandestins, faudrait-il se poser la question à qui la faute. Car, tout le monde sait pourquoi ces êtres fuient leurs pays et bravent les dangers en toute connaissance de cause. Choisir de courir d’incroyables risques pour un résultat incertain, au lieu de supporter les conditions de vie chez soi donne une idée de l’intensité du désespoir. Un désespoir nourri certes par des conditions économiques déplorables pour la plupart, mais également par des violations des droits humains à large échelle pour certains, ou par une répression à la fois religieuse et politique pour d’autres.
Contrairement à ce que l’on entend souvent, les migrants ne sont pas seulement de nature économique, mais souvent des personnes à la recherche de la protection que leur dénie leur État.
À qui la faute ? À ceux qui en charge le destin de leurs peuples. À ceux qui, par leurs décisions, n’offrent à leurs citoyens que la fuite vers d’autres cieux. Des hommes et des femmes que rien n’effraie, ni retient, ni décourage, pourvu qu’ils échappent aux conditions de vie offertes par leurs gouvernants.
Par ailleurs, combien d’individus vivent les mêmes conditions et ont les mêmes sentiments que ces âmes qui gisent au fond de la Méditerranée, mais qui n’ont pas la témérité d’entamer une aventure fatale et se résignent à endurer leurs souffrances en silence, n’osant ni affronter les flots de la mort, ni faire entendre raison à leurs politiques.

Jusqu’à quand continuera-t-on à s’émouvoir devant les tragédies qui frappent des centaines de malheureux forcés à quitter leurs pays, pendant que leurs gouvernants, indifférents aux malheurs de leurs peuples, se soustraient au jugement de l’histoire, échappent au verdict de leurs citoyens, ne leur laissant d’autre choix dans la vie que de périr dans des flots funestes ?

Rida Lamrini 09 octobre 2013

mercredi 2 octobre 2013

La ville où l'on écoute le silence



La ville que j’eus la chance de visiter récemment me semble sortie tout droit d’un songe. Une ville où le temps s’écoule… comme à l’origine du temps. Une ville restée à l’échelle des hommes et des femmes qui y vivent.
Durant les quelques jours passés entre ses murs, j’ai vu ses habitants vaquer à leurs occupations dans une quiétude presque anormale. Nulle frénésie ne les anime. Nulle précipitation ne les habite. Ils se saluent lorsqu’ils se croisent, comme s’ils se connaissaient, comme s’ils étaient les membres d’une même famille. Ils fréquentent les lieux de commerce, dans la sérénité. Ils occupent les terrasses de café, dans la bonne humeur. Ils déambulent sur les trottoirs, dans la nonchalance.
Ils sont prompts à vous sourire, à vous montrer le chemin. Ils reconnaissent vite l’étranger, et se mettent en quatre pour le mettre à l’aise. Pour peu, ils l’entraîneraient dans leur chaumière pour partager leur pitance du jour. Ils sont agréables, ils sont joviaux.
Les voitures circulent à l’image des piétons, sans empressement, sans impatience. Elles observent la signalisation et, ô comble du bonheur, ne klaxonnent point. Oui, elles n’émettent aucun de ces horribles sons qui agressent l’être humain. De la terrasse de café où je dégustais un thé à la menthe forte de la région, j’ai pris un indicible plaisir à téléphoner à mes amis des grandes métropoles, leur parler longuement, puis leur demander au bout de la conversation s’ils avaient entendu le moindre coup de klaxon, cet affreux bruit dont ils ont fait leur mode de communication privilégié au volant dans leurs cités nombrilistes auprès desquelles plus rien n’existe ! Ils n’en revenaient pas lorsque je leur disais que j’étais dans une cité bien de chez nous !
Les autobus, roulent tout aussi sobrement, s’arrêtent aux endroits qui leur sont réservés, près du trottoir. Les taxis répondent quand ils sont hélés, et prennent leurs passagers à leur destination, sans leur imposer la leur propre.
Les rues sont propres, les voies larges, les immeubles à dimension humaine. En dépit de la dureté du climat, la verdure entoure les habitants et agrémente la cité.
Le bleu intense du ciel est à peine entaché de légères traînées de nuages d’un blanc immaculé. Le soir, les étoiles descendent du ciel pour peupler les rêves des habitants. La nuit tombée, dans un continuum naturel, la ville s’assoupit dans un sommeil préparé par le calme du jour.
Et si l’envie vous prend de vous aventurer dans ses environs, vous serez sublimé par la majesté du désert, la féerie des paysages, la magie des montagnes, l’envoûtement des rivières.
Non, il ne s’agit pas d’une ville utopique.
Elle est bien réelle, mais ne se laisse conquérir facilement.
Il faut pour cela se défaire de ses soi-disant occupations essentielles et aller de l’autre côté des hautes montagnes du Grand Atlas, là où les hommes ont encore une âme, où ils ont préservé des modes de vie ancestraux, où le quotidien est régi par des valeurs d’une grandeur immuable. Il faut oser muer, tomber sa peau de citadin emporté par les vagues tumultueuses de la modernité fallacieuse, et retourner goûter à un bonheur fait de spontanéité, de solidarité et d’humanisme.
Cette ville s’appelle Ouarzazate. On y écoute le silence. Il y fait bon vivre. Autour de son cou, scintille un collier de perles ensorcelantes qui ont pour noms Agdz, Zagoura, Tazenakht, Skoura, Kelaat Mgouna, Boumalne du Dadès. Dans chacun de ces endroits fascinants, l’on est submergé par l’ineffable hospitalité des habitants et la féerie magique des paysages.
J’ai eu du mal à m’arracher à cette ville et à ses environs enchanteurs, nichés au pied de l’Atlas, à l’orée du désert qui leur a imprimé profonde sérénité et élévation spirituelle.
J’espère que la vie me permettra d’y retourner, avec l’espoir d’y couler des jours paisibles, emplis du bonheur fait de joies simples et naturelles.

Par Rida Lamrini - 02 Octobre 2013




mercredi 25 septembre 2013

Anfa, blanche sur fond bleu… vue d’ailleurs


Elle est arrivée un 6 septembre 2013. Elle a survolé la Méditerranée, pressée de voir ses amis dans la mythique ville blanche, pétillante, avide de tout voir, tout connaître.
Elle est repartie, quelques jours plus tard, les yeux pleins de couleurs et sons qui se mélangent pour une mosaïque inédite.
De Derb Talian, découvert dans des romans, elle a gardé ces souvenirs :
Toi – dans la fange et la lumière
Chaque partie de toi… happé dans le brasier de mots si secs
            que ta parole en devient rauque
Rampent les ombres - Pleuvent les clartés
On marche sur des gravats sans couleur
Prisonniers
Prisonniers de cette esquisse de paradis
À chaque angle, un conditionnel
Le passé n’a pas pris sa part
Peut-être faut-il déchiffrer ici ce qui n’est pas encore advenu ?

De ton front obscur jaillissent des labyrinthes pourpres
Depuis si longtemps l’herbe saigne
Quand le ciel recoud les trottoirs défoncés

Toi, Anfa, à jamais inachevée.

Anfa. Ville qui ne cesse de nourrir tant de fantasmes. Elle s’en souvient en ces vers, extraits de son poème que lui a inspiré la ville blottie dans les bras de l’Atlantique :

Casablanca, la ville aux hibiscus.
Quelque chose de joyeux flotte dans l’air.

En même temps que moi, européenne, les trouve un peu démonstratifs, je m’émerveille de les voir si prompts à la fête.
On tape des mains, on chante, on danse. Pour un rien on manifeste son plaisir – ou sa joie.

Il y a les clacksons – la main tendue – le rire à portée de main.
Et des trous dans les trottoirs….
Pas dans les cœurs.

Savouré les repas. Les tajines et le couscous. Au petit déjeuner les crêpes trempées dans le miel et beurre fondus.
Merci…encore… Naïma !
Magie de la cuisine marocaine. Un peuple qui cuisine ainsi ne peut être que princier.

 Dès le matin, des hommes avec leur petit chariot. Ils appellent, crient.
Ce matin, un homme avec sa charrette pleine d’œufs.

Mangé une figue de barbarie – présentée sur le plateau de sa propre peau.

Vu…
Oublié sur un escalier un petit plateau avec verre à thé et théière.
Sur le trottoir un homme assis sur une chaise en velours rouge. Seul.
Plus loin, un homme accroupi sur des marches d’escalier. Le menton dans ses mains, il se tient 
la tête. Seul aussi. Le temps et les regards leur passe dessus sans que cela altère leur attitude. Beaucoup d’enfants seuls. Assis. Debout. Appuyés au mur.
Partout des téléphones. Chacun téléphone. Tout le monde téléphone. À croire que le ciel de Casablanca est constellé de voix et de paroles
qui n’en finissent pas de se croiser.

Le silence n’est pas à chercher ici. Des voix – des engins – des clacksons. Mobylettes. Motos. Cacophonie triomphante.
Ici, les marocains trainent les pieds et ont des ailes à la langue.
On ne sait jamais si on avance dans Casa ou si c’est le flot des voitures et des palmiers qui va nous recouvrir

Oui, ville de contrastes.
Une patience religieuse et un flot superficiel de colères vociférantes, d’apostrophes.
Flux et reflux.
Calme plat et bourrasques.
L’appel des mendiants – celui du muezzin.

Des sacs poubelles et une asepsie en cuisine. Douches et hammam dans chaque quartier.

Du rire à tous les étages. Un rire qui dilue la tristesse ?

La médina.
Des tissus, des broderies, des boutons, des galons.
Des épices aux couleurs somptueuses. Rouges profonds – jaune safran et vert.
Des kilomètres de marchands dans les rues. Marchands et marchandises.

Les yeux ne sont pas assez grands pour tout voir. L’odorat pas assez profond pour tout respirer. Pas assez de mains pour caresser. Et le désir renouvelé à chaque pas.
Une mosaïque humaine.
Une féérie. Les mille et une nuits dans une seule matinée.

Et ces petits boutons en fil à broder…. On ne sait pas lesquels choisir… on les voudrait tous. Le soleil, les sons, les odeurs et le cœur qui palpite… On ne sait plus qui on est.

De toute la ville de Casablanca je n’aurais peut-être vu qu’un grain de sable. Il me suffit. Je sais que le Maroc est un pays vibrant de tous ses grains. Mes amis, j’ai été heureuse avec vous et
votre famille agrandie.
Avec vous, le partage n’est pas un vain mot.

Casablanca en bord de mer – ou qui lui tourne le dos ? Pas vu l’ombre d’une mouette.

Casablanca, un rêve pas tout à fait fini…

L’auteur de cette ode est Jeanne Bastide.
Une femme attachante, d’une grande sensibilité, le cœur au creux de la main, pleine de vie.
Les mots sont ses compagnons, la poésie son expression de vie.
Elle est écrivaine.
J’ai la chance de l’avoir comme amie.

Rida Lamrini - 25 septembre 2013