mercredi 25 janvier 2012

Connexions difficiles


Plongé dans son monde, il ne pipe mot de la journée. C’est à peine s’il pense à manger. Sa maman et moi sommes obligés de l’appeler à plusieurs reprises pour le détacher de ce maudit écran et nous rejoindre à table. Je me demande si c’est la meilleure chose que j’ai faite le jour où je lui ai acheté un ordinateur. Avons-nous seulement le choix ? Sauf à retourner dans les cavernes de nos ancêtres.
Je passe devant lui et m’arrête, songeur. Un casque sur la tête, des écouteurs autour des oreilles, les mains qui pianotent à tout va sur le clavier, les yeux rivés sur le moniteur, mon fils est totalement absorbé. Il vit avec nous, mais uniquement sous le toit familial. Il vogue dans un univers à lui. Je m’approche de lui, histoire de savoir ce qu’il fait. J’imagine qu’il écoute de la musique. Sur l’écran je vois un jeu. Je constate aussi qu’il chatte sur MSN. Facebook est ouvert dans une troisième fenêtre. Je me demande quand trouve-t-il le temps pour étudier, pour lire. Je m’éloigne, résigné.
– Papa, t’as besoin de quelque chose ? m’interpelle-t-il à ma grande surprise.
Comment s’est-il rendu compte de ma présence ? Sans me retourner, je rétorque :
– J’ai besoin d’un médicament. Il est dimanche. Tu veux bien aller voir la pharmacie du quartier. Elle doit afficher les adresses de celles qui sont ouvertes.
– Papa, la pharmacie des Mimosas est ouverte.
– Comment tu le sais ? lui dis-je en me retournant vers lui, incrédule !
– Fastoche. L’ordi.
– Les examens sont pour bientôt… lui dis-je, tout à mon inquiétude pour son avenir
– Papa, j’ai terminé ma dissertation sur Word. Je bosse mon PowerPoint sur le mouvement des plaques tectoniques. Et je chatte avec mes amis pour résoudre mes exercices de maths. Rassuré ?
Mon fils joue, chatte, étudie et écoute de la musique ! Avec cela, il trouve le moyen de me parler et me renseigner presque instantanément ! Cela va trop vite pour moi. Gap générationnel ? Je saisis mal comment il peut mener plusieurs tâches en parallèle, moi le séquentiel habitué à ne creuser qu’un sillon à la fois. Et puis tiens ! Pourquoi ne pas faire comme lui. Voyons ce que le cyberespace va raconter au baby-boomer que je suis sur cette génération avec laquelle j’ai du mal à me connecter.
J. I., Dr de recherche à la Toulouse Business School, m’apprend qu’une génération, ensemble de personnes nées dans une période donnée, est définie par des événements clés et des éléments démographiques qui la façonnent. Mon fils, natif des années 80 fait partie de la génération Y, la plus importante après la mienne. Curieux ! Elle comprend 70 millions de personnes aux États-Unis, 200 en Chine et 18 en France. Combien sont-ils au Maroc ? 10 millions ?
Les jeunes de la génération Y (prononcez « why », pourquoi) sont des enfants souhaités, planifiés, attendus par leurs parents. Ceux-ci leur ont évité des écueils en les prenant en charge et en résolvant leurs problèmes lorsque leurs choix et actions avaient des conséquences fâcheuses. Ces jeunes ont eu un agenda rempli, géré par leurs parents, qui les ont conduits à leurs nombreuses activités avec « Bébé à bord » sur le pare-brise arrière de la voiture familiale ! Ils tiennent aux études et à l’accomplissement personnel, et souhaitent poursuivre leurs études post secondaires en comparaison avec les générations précédentes. Impliqués dans des activités parascolaires de toutes sortes, ils disposent sans délai de l’information recherchée, sont connectés, mobiles, multitâches, interdépendants. Ils s’adaptent à toutes les situations et s’ennuient rapidement. Ils sont impatients : maintenant, pas dans 5 mn ! Ils posent beaucoup de questions, d’où le nom de leur génération.
L’éminent expert de Toulouse me conseille d’aider mon mutant de fils à découvrir ses talents, lui expliquer que j’ai à cœur son épanouissement, lui trouver un rôle à dans lequel il pourra mettre ses talents à contribution, en le traitant comme un individu unique qui a besoin de donner un sens à son engagement. Et si Karl Marx a dit « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », les enfants de la génération Y répliquent « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son plaisir ».
Rien que ça ? Et ce n’est pas fini ! La génération Z pointe déjà son museau ! Tous ces ados nés en 1994 et après…
À propos, nos politiques, c’est quelle génération ?

Rida Lamrini - 25 janvier 2012

mercredi 18 janvier 2012

Les voies impénétrables du bonheur


17 décembre 2011, une étincelle jaillit à Sidi Bouzid en Tunisie.  Elle embrase l’arc de cercle méridional de la Méditerranée. 20 février 2012, les jeunes investissent la rue. 9 mars, le chef de l’État prend tout le monde de court. Nouvelle constitution. Élections anticipées. Pour finalement un gouvernement né d’alliances improbables ! Tout cela est allé trop vite pour moi. J’ai besoin de mettre de la cohérence. Instinctivement, je me dirige vers le café où siège mon ami Ba Jalloul.
Chemin faisant, comme ces enfants fascinés par la publicité, mes yeux parcourent les panneaux qui ont défiguré la ville. Des voitures à 430.000 DH. Des iMachins dernier cri. Des villas à 5 Millions DH. Soudain, je sursaute devant cette offre de crédit avec des remboursements à 230 DH par mois ! Plus que la modicité du montant, c’est la rédaction de l’offre en arabe qui a attiré mon attention ! Alors que les autres étaient en français. Que faut-il comprendre ?
Je laisse cette question pour plus tard et pénètre dans le café. D’un regard complice, le garçon m’indique Ba Jalloul assis à l’intérieur, bien entouré comme à l’accoutumée. Ses amis boivent ses paroles. Il m’aperçoit et me fait signe de m’approcher tout en demandant au garçon d’apporter une chaise. Il disserte sur l’état du pays depuis que des vents printaniers singulièrement chauds soufflent dans les écrans des chaumières. Je m’engouffre dans la discussion.
– Ba Jalloul, tu conviens bien qu’un Tsunami a balayé le pays depuis le 20 février, n’est-ce pas ?
Il ne réagit pas. Cela veut dire qu’il acquiesce et qu’il m’invite à poursuivre.
– Pourtant, on ne voit pas de changement, à part quelques joues pileuses qui ont fait ménage avec des camarades abonnés aux mosaïques gouvernementales, ensemble acoquinés avec les acteurs d’une ère que les marocains pensent avoir enterrée sous leurs bulletins de vote. 
– Tu as raison, dit Ba Jalloul après s’être redressé et pris une gorgée de son café. Rien à signaler à l’Ouest. Mais mollo. Donnons du temps au temps. Car, des bouleversements, il y en a.
Il prend son air intriguant.
– Mais pas là où on les attend ! Le Tsunami a laissé d’anciens ministres dans le comma. Certains ont eu des attaques. D’autres ne digèrent pas leur éviction. Ils se pensaient éternels, inamovibles.
– Tout ça pour ça ? laissé-je tomber. Tout ce bouillonnement pour des portefeuilles ministériels ?
– Ça, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Le séisme continue ailleurs !
Les yeux de Ba Jalloul brillent d’un éclat énigmatique. Nous retenons notre souffle. Il poursuit.
– Le Tsunami a laissé des orphelins. Des dépositaires de l’autorité publique sont désorientés. Ils ont perdu leurs parrains. De grands pontes se font tout petits. Ils attendent de savoir où vont souffler les vents nouveaux. Des réseaux qui ronronnaient sont en train de se disloquer. Ceux qui se faisaient leur beurre gentiment voient s’écrouler les combines patiemment tissées. Tout ça, à l’abri des regards. Le citoyen lambda quant à lui… son quotidien n’est pas prêt de changer.
J’en ai entendu assez. Je prétexte une affaire urgente et prends congé de Ba Jalloul. Mon esprit est ailleurs. Direction Derb Talian. Là où bat le pouls du petit peuple. Je plonge au milieu du capharnaüm des marchands ambulants. Je m’arrête chez Hassan. L’unique marchand mono-produit. Il ne vend que des bananes. Et n’a qu’un souci en tête. Le Wydad doit gagner ses matchs ! Je ne me sens d’humeur à le taquiner là-dessus. Je me hasarde à lui demander comment il vit. À voir son état, j’avais besoin de savoir ce jour-là. Il m’apprend que ses bananes lui rapportent 100 DH chaque jour et qu’il vit avec ses parents. Je l’interroge sur ce qui lui manque pour être heureux. Il me répond :
– Je jure par Dieu que je n’ai besoin de rien. Je suis un homme heureux. Dima dima hamra !
Une chose est sûre. Hassan n’a pas besoin de l’offre de crédit avec une traite de 230 DH par mois.

Rida Lamrini - 18 janvier 2012

mercredi 11 janvier 2012

Leçon de vie d’une amie japonaise


Au hasard de ma promenade de ce matin, je tombe sur ces pauvres hères qui hantent désormais nos rues. Sans aversion, ils se repaissent des restes confiés aux poubelles, se chamaillent à coup de gros mots, sirotent l’alcool à brûler, quémandent des piécettes aux passants, et finissent ivres morts sur les trottoirs. Par quels détours du destin se retrouvent-ils sur le bas-côté de la société ? Que fait-on pour les sauver ?
Je poursuis mon chemin, accablé par un sentiment d’impuissance. Je croise mon voisin. Bougon, il m’annonce qu’il a perdu un proche. Je compatis. Puis il se lance dans une diatribe contre le nouveau gouvernement qui, selon lui, aurait affiché la couleur en intégrant des individus à la compétence discutable ou qui, sous couvert de prétendus référentiels idéologiques, cherchaient uniquement à se faire renflouer financièrement en accédant la fonction ministérielle. Peu enclin à écouter ses récriminations, je m’empresse de le quitter.
Je croise ma banquière. Elle m’apprend que ses deux frères ne trouvent toujours pas de travail malgré des études supérieures qui ont saigné les parents. Gauchement, je rétorque en guise de consolation que pas une famille n’a pas un ou plusieurs enfants au chômage.
Je poursuis ma marche matinale. Une clameur provient du bas de l’avenue. De jeunes chômeurs, encadrés par les forces de l’ordre, scandent des slogans les poings levés vers la bâtisse publique qui surplombe l’avenue. Ils exigent des solutions, ici et maintenant. Je vois grossir la bombe sur laquelle nous sommes assis. Dans combien de temps va-t-elle nous exploser au nez ?
Je n’en peux plus. En une matinée, mon moral à pris un sacré coup. Comme à chaque fois que j’ai le blues, je reviens à mon amie, Dr. K. T. de l’Université d’Obirin au Japon. Au lendemain du désastre de Fukushima, je lui avais exprimé ma tristesse et ma compassion. Sa réponse est une leçon de vie mémorable. Je la dédie à mes clodos, à mon voisin, à ma banquière, à ceux qui se sentent accablés par la vie :
« Merci beaucoup de votre message sympathique et de votre compréhension pour nous tous les japonais. Oui, c'est beaucoup. Le séisme, le tsunami et encore l'accident des réacteurs. Malgré l’anxiété et la peur, on doit continuer la vie normale en travaillant comme d'habitude.
Ça demande un peu plus des efforts qu'avant.
 Mais dans cette calamité, nous, les japonais, on apprend beaucoup de choses.
Maintenant on réfléchit comment on vivait dans le passé et comment on doit vivre, comment on doit reconstruire notre vie dans le futur.  Peut-être, on doit vivre moins égoïste, moins matérialiste et moins d'efficacité qu'avant, et plus harmonieusement avec la nature, plus de solidarité avec les autres et plus spirituellement. Chaque jour, pour nous, c'est une leçon. On retrouve dans cette difficulté une autre valeur, la solidarité. L’aide l'un à l'autre, l'amitié, la fraternité, la modestie, l'ordre, le respect et la spiritualité... Surtout chaque jour on essaie de semer l'espérance, la cultiver et la grandir. 
Pour moi, c'est un apprentissage sur la place de quoi j’ai appris du soufisme de votre religion et de votre civilisation. 
   C'est vrai encore que le désastre naturel est beaucoup plus acceptable que la calamite causée par les humains. La dernière est pire que la première. C'est pour cela qu’on se sent très mal
aussi pour ce qui se passe en Libye et dans des autre pays, la guerre et les conflits etc.
Heureusement notre empereur n'est pas un dictateur. Il a dit qu'il veut être toujours avec le
peuple et il économise l'électricité, il vit plus modestement et même il offre une de ses résidences pour les sinistrés. Nous aussi, au niveau de l'université, on a déjà établi le fonds du soutien pour les régions sinistrées. On leur envoie les objets nécessaires à la vie quotidienne et leur offre également les abris temporaires à l'université. Moi aussi je travaille temps en temps comme bénévole.
Je suis sûre que nous les japonais vont surmonter cette difficulté et nous allons nous rétablir bientôt. 
Je vous remercie beaucoup encore une fois de votre assistance morale. Ça nous donne déjà beaucoup de courage. » 

Merci Dr K. T. pour cette belle leçon de vie.

Rida Lamrini - 11 janvier 2012

mercredi 4 janvier 2012

Vous avez dit… attendre ?


De retour de Tunis, je retrouve mon pays sous un ciel désespérément bleu. Décembre tire à sa fin. Nulle trace de pluie. La pluie est la clé du moral et des affaires. Elle conditionne l’économie, déride les visages. C’est pourquoi l’automne est une saison délicate dans la vie des Marocains. Délicate parce qu’ils attendent une pluie qui n’en finit pas de venir. Et si la saison se prolonge et que la pluie ne vient toujours pas, alors, ils attendent la fin de l’année. Ils démarrent l’année suivante dans l’attente de quelque chose, le Ramadan pour hiverner un mois durant, une fête pour construire un pont, ou un événement feuilleton qui occupe. Puis, ils se retrouvent à attendre les vacances d’été. Naturellement, la saison chaude ne se prête pas aux activités trépidantes. Alors ils attendent la rentrée. Avec l’espoir que la pluie tombera cette fois-ci.
L’année durant, le Maroc attend. C’est dans la nature de ses habitants.
Et en ce mois de décembre 2011, le pays attend quelque chose de particulier. Un gouvernement providentiel. Un gouvernement dont il n’attend pas moins qu’il dégaine la baguette magique pour résoudre les incommensurables problèmes de la santé, de l’éducation, de la justice, du travail. Cela fait des décennies que les marocains attendent que l’on réponde à leurs espérances.
Ce matin, je décide de prendre de la distance avec l’événement en replongeant dans le quotidien bruyant de la ville. Rien de mieux que de rejoindre mon ami Ba Jalloul, sûrement attablé à cette heure-ci dans son café préféré. Chemin faisant, j’observe Casablanca qui se prépare pour une nouvelle journée, impatiente de libérer son énergie, de donner libre cours à sa vitalité, avant de s’engourdir le soir dans la fraîcheur hivernale. Car Casablanca est turbulente. Rebelle. Jalouse de sa liberté. Ses piétons ignorent les passages cloutés. Ses conducteurs roulent comme dans un manège d’auto-tamponneuses. Ses marchands ambulants prennent les chaussées pour un immense marché à ciel ouvert. Ses promoteurs immobiliers sont reconnaissables aux bâtiments qu’ils érigent, aux trottoirs qu’ils aménagent et aux garages souterrains qu’ils creusent.
Je suis heureux de retrouver Ba Jalloul, emmitouflé dans un manteau noir, à sa table habituelle, plongé dans ses mots croisés. Le bruit des klaxons stridents pénètre jusqu’au fond du café.
– Ça ne te dérange pas tous ces klaxons ? lui dis-je en guise de salut, les mains sur les oreilles.
– Tu veux empêcher Casablanca de s’exprimer ? rétorque-t-il, sans lever les yeux de son journal.
– Mais c’est trop fort ! Les casablancais conduisent la main sur le klaxon à longueur de journée !
– Rien de mieux qu’un bon klaxon pour dégager son chemin, appuyer une bordée d’injures, dire bonjour, manifester sa colère, se faire ouvrir son garage, presser l’ami au cinquième étage à descendre, ou tout juste annoncer son arrivée… , lâche Ba Jalloul d’une traite, toujours plongé dans ses mots croisés
– Tu parles. Ils ont besoin du klaxon lorsque les feux passent au vert ? On dirait qu’ils jouent la chevauchée des Walkyries de Wagner. C’est infernal !
– Normal. Chacun d’entre eux est persuadé qu’il est le seul à avoir aperçu le changement de couleur des feux, et qu’un bon klaxon est le meilleur moyen de faire démarrer ceux qui le précèdent. Enlève le klaxon à un casablancais, et il se retrouve nu, incapable de conduire. Il faut comprendre que pour lui, le klaxon est l’équipement de base de la voiture ! Le reste, n’est qu’options superflues !
– Pourtant, ils savent bien que les autres finiront par démarrer. Juste un peu de patience !
– Demande-leur d’attendre ce que tu veux, autant que tu veux ! Ne leur demande pas d’attendre au volant ! Ce n’est pas dans leur nature.
– Ouups …!

Rida Lamrini - 04 janvier 2012