samedi 4 novembre 2017

Hamdi, conversation post-mortem

Hamdi, mon enfant. Les jours, les semaines, les mois passent. Et la douleur est toujours vive. Lorsque ce 30 août 2017 j’appris la triste nouvelle de ton funeste accident survenu en terre étrangère, je m’étais aussitôt réfugié dans l’écriture et avais confié ma douleur à des mots, espérant trouver l’apaisement, une catharsis, le soulagement dans un impossible deuil. Des milliers ont lu et partagé ce texte[1], tant tu es connu, aimé. Ton départ inattendu a été dévastateur, nous a laissé désemparés, aux prises avec la terrible réalité. Dans ma retraite loin de l’agitation des hommes, tu hantes mes pensées, occupes ma mémoire. Tu n’es tout simplement pas mort.

Hamdi, mon enfant. La disparition d'un être, intime ou simple relation, nous touche, nous affecte. La mort nous dépasse, nous fascine, nous accable. Un proche qui disparaît crée non seulement un vide dans notre vie, mais nous laisse avec un tas de questions sur nous-mêmes, sur le sens de notre existence. N’arrivant pas à réaliser que tu n’es plus de ce monde, je continue cette conversation avec toi.
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Lundi 4 septembre 2017, nuit de tes funérailles. De là-haut tu nous regardais, tu avais tout suivi. Ton retour de Rome dans un cercueil scellé, ton émouvante entrée chez toi, ton départ le lendemain pour ta dernière demeure. Tu avais entendu nos sanglots, vu nos larmes, observé comme nos mines décomposées. Nous étions assommés, abasourdis, écrasés par ta cruelle disparition, hagards dans une surréelle veillée funèbre. Tu nous invitais à cesser nos pleurs, nous réjouir de la féérie de ton nouvel univers céleste. Tu voulais que nos plaintes se transforment en rires, notre peine en joie. Tout à notre souffrance, nous ne t’entendions pas, ne voyions pas tes signes.
Tu avais perçu ce qui échappe à l’œil, ce qui nécessite de se départir de ses sentiments pour saisir les menus détails qui révèlent la subtilité des rapports humains, les petits riens qui trahissent la fugacité des liens fugaces, indicateurs indicibles de la rémanence de ton action dans le monde que tu as soudainement quitté.
De tout cela je voudrais t’entretenir aujourd’hui, Hamdi, mon neveu, mon enfant.
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Tes funérailles m’ont sorti de mon antre d’ermite, permis de revoir des proches et des amis. Il y avait foule. J’avais perdu l’habitude de voir tant de monde, ou même de voir du monde tout court. Tu étais connu, entouré, aimé, et tu donnais de l’amour. Même soucieux, tu avais un sourire pour l’autre. Normal qu’ils aient tous accouru dès que la triste nouvelle s’était répandue.
Celles et ceux que tu avais réunis autour de toi ce jour-là, avaient oublié pour quelques moments les projets, les appétences, la concupiscence qui les font courir d’habitude dans ce bas-monde. Tu avais rassemblé ceux qui s’aiment tendrement, ceux qui se jalousent secrètement, ceux qui se détestent ouvertement, ceux qui s’ignorent superbement, ceux qui affichent rarement leurs sentiments, ceux dont on ignore les sentiments, ceux qui aiment tout le monde, ceux qui n’aiment qu’eux-mêmes, ceux qui s’oublient dans l’amour des autres. Il faut de tout pour faire un monde. Ce jour-là, des miracles eurent lieu : ceux qui étaient en froid s’étaient rabibochés, ceux qui se détestaient s’étaient parlé, ceux qui s’ignoraient avaient conversé sur la mort, ceux qui s’étaient perdus de vue s’étaient retrouvés.
Tous te pleuraient, ne se faisaient pas à l’idée que tu sois parti à jamais.
Tout à la fois, ils s’embrassaient, partageaient leur peine, évoquaient ton parcours prodigieux, devisaient sur la futilité de la vie, avouaient leur faiblesse devant la mort, s’émerveillaient devant ta nature prodigieuse, reconnaissaient ta bonté, louaient tes accomplissements.
Par un miracle dont tu détenais le secret, tu les avais accordés dans leur affection pour toi autour d’une réalité qu’ils reconnurent plus ou moins ouvertement : dans ce monde les différends entre humains sont puérils, leurs antagonismes insignifiants, leurs projets éphémères, leurs vies un mirage qui dure ce que dure un clin d’œil. J’ai cru déceler dans les yeux de quelques-uns comme un regret du temps perdu à s’entredéchirer… à ne pas s’aimer… 
Hélas, des vérités évidentes ce jour-là, vite oubliées le lendemain !
Tout compte fait, le monde est toujours le même, il continue à tourner de la même manière, ses habitants ne sont pas prêts de changer ! Je peux retourner à ma retraite dans mon coin reculé.
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L’atmosphère du salon devenait pesante. Avide de retrouver ma solitude, je me dirigeai vers la sortie. Près de la porte, j’aperçus D. Un proche que la vie n’a pas trop gâté. Discret, on remarque à peine sa présence. Timide, il a toujours vécu dans l’ombre des siens. Il se hasarde rarement sous les lumières des salons et fraye peu avec le « beau monde ». Fidèle à son habitude, il était resté à l’écart, près de la sortie. Il en va ainsi des gens de condition modeste.
Les yeux rouges, la mine défaite, il se jeta dans mes bras dès qu’il me reconnut et donna libre cours à ses larmes. Nous nous réconfortâmes comme nous pûmes puis, pour se soulager, il me fit part des bienfaits dont tu le couvrais, la pension mensuelle que tu lui envoyais, l’appui que tu lui apportais pour élever ses enfants. Hamdi était ma famille, mon frère, mon confident, m’avait-il dit. Lui disparu, j’ai tout perdu. Je ne m’en remettrai jamais.
Aux larmes que je versais pour toi, s’étaient ajoutées celles provoquées par le récit de D. Je le quittai, le cœur brisé, ému par ta bonté discrète envers les autres.
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Je passai devant une des chambres loin du salon. L’endroit était calme et semblait désert. J’entrai, cherchant un peu de repos. C’est là qu’elle m’apparut… une silhouette menue, discrète, presque imperceptible. La tête penchée, elle pleurait, en silence. Elle releva la tête. Je la reconnus. C’était K., ta nounou. Elle fait partie de la famille. Nous avions grandi ensemble. Nous pleurâmes dans les bras l’un de l’autre. Inconsolable, elle me raconta tes attentions pour elle. Ce n’était pas pour m’étonner. Ce qui m’a étonné par contre c’est ta générosité assidue, régulière, profondément humaine.
Submergé par l’émotion, je continuai à déambuler dans les couloirs de la maison. Je tombai nez à nez sur R. Elle aussi avait besoin d’une épaule bienveillante pour se confier. Elle se jeta dans mes bras, pleura à chaudes larmes et partagea avec moi toute la sollicitude dont tu l’entourais, les sommes que tu lui envoyais, les bienfaits dont tu la comblais. R. était la domestique de cousins éloignés. Rien ne laissait deviner que tu puisses avoir avec elle des rapports de cette nature. Ton bon cœur te faisait chercher les petites gens, les êtres démunis, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, pour veiller sur eux, soulager leurs peines, leur apporter du réconfort.
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Le soir, à l’heure du dîner, ils étaient venus. De loin. De l’autre bout du continent. De la mythique corne de l’Afrique. Le fils du Président de Djibouti, l’Ambassadeur et une demi-douzaine d’officiels de ce pays que tu avais conquis par ton travail, discrètement, mais résolument. Sur ordre du Président, ils étaient venus présenter les condoléances de tout un pays. Ils étaient venus pour leur appréciation de ta créativité, leur admiration de tes compétences, leur amitié, leur affection. Ils t’avaient confié une ville à construire, avec ses artères de circulation, ses quartiers d’habitation, ses bâtiments sociaux, ses édifices publics, ses zones commerciales, ses parcs, ses jardins, son réseau d’éclairage, son assainissement, ses aires de loisirs, son aéroport… !
Tu m’avais parlé de tes projets à Djibouti. Tu m’avais montré le film où, comme survolant dans un hélicoptère la ville que tu avais conçue, on découvre ta création magique. Je pensais que c’était un projet de plus parmi tes nombreuses réalisations à l’étranger. Ta discrétion, ta modestie et ta réserve ne m’ont pas permis de mesurer à quel point du comptais dans le cœur et l’esprit des djiboutiens.
Ce soir-là, ils étaient effondrés. Comme si la foudre leur était tombée sur la tête. Ému, le ministre de transports m’avait affirmé : « Hamdi Lamrini est un être que l’on rencontre une fois dans la vie, et qui vous marque à jamais ».
Au dîner, j’étais assis en face du fils du Président. Il était visiblement affecté. Je le surprenais de temps à autre, pris de sanglots discrets. Il portait aussitôt sa main au-dessus de ses yeux pour cacher ses larmes, dissimuler son désarroi.
Bien au-delà de nos frontières, tu étais reconnu pour ce que tu étais, un créateur, un bâtisseur, un homme d’engagement, un homme de cœur. Un seul pays ne pouvait suffire à ta créativité. Le monde était ton pays.
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Avec le temps qui passe inexorablement, la douleur s’atténue, la peine s’apaise, la vie continue. Vendredi dernier, j’ai été me recueillir sur ta tombe, dans ce cimetière où reposent bien des proches disparus, ce cimetière où, chaque vendredi, tu allais fleurir la tombe de ton père et lire du Coran en sa mémoire. Une piété filiale que tu observais avec constance depuis son décès, un rituel assuré en ton absence par le fquih du cimetière, lorsque tu partais à l’étranger pour tes nombreuses affaires. Ce dernier n’avait pas tari de mots sur ta bonté et ta générosité, ni de prières à ta mémoire.
Son témoignage n’est pas unique. Les domestiques, tes employés, tes collaborateurs, les petites gens, de simples connaissances, tous louent unanimement tes bienfaits. Aujourd’hui, nombreux se sentent orphelins….
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Hamdi mon enfant. Tu as laissé derrière toi une famille éplorée, des proches dévastés. Tous, ta famille, tes proches, ceux qui t’ont aimé, ceux qui ont travaillé avec toi, ceux qui t’ont côtoyé, ceux qui t’ont connu, ceux que tu as comblés de tes attentions, ceux auxquels tu as souri, ceux pour qui tu as eu une bonne parole, ceux que tu as aidés lors des moments durs, ceux que tu soutenais en silence… tous n’arrivent pas à t’oublier… tous continuent à prier pour le repos de ton âme…. à chaque instant de la journée… au creux de la nuit.
Mais la vie continue, et tous essaient d’apprendre à vivre sans toi.
Tous…. sauf une personne… Une personne n’arrive pas à se relever du coup du sort qui t’a arraché à son amour. Une personne se consume dans une douleur infinie. Une personne pour qui la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Comme si elle voulait te rejoindre. Là où tu es. Une personne pour qui tu as compté plus que tout, et qui a compté plus que tout pour toi. Ta mère. Elle n’arrive plus à vivre sans toi, sans la relation fusionnelle qui vous liait. Puisse le Tout-Puissant lui donner la force de surmonter cette terrible épreuve, s’apaiser et retrouver la sérénité.
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Le dernier soir que nous avions passé ensemble, chez toi près de l’océan à Bouznika, la température avait subitement fraîchi. Tu m’avais vu frissonner sous mon tee-shirt au moment où je m’apprêtais à partir. Tu étais vite retourné à la maison et m’avais ramené un pull-over. Tiens Tonton, tu m’avais dit, Papa le portait quand il venait chez moi. Garde-le Tonton et surtout ne prends pas froid. Dieu que tu étais prévenant mon cher enfant, la main toujours sur le cœur. Tu m’avais offert un bien qui appartenait à mon frère, un être que tu vénérais intensément, que j’aimais profondément. Depuis, comme un objet fétiche, il est le lien invisible qui me relie à ta mémoire, qui m’apaise, qui me donne le sentiment que tu n’as jamais quitté ce monde.
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Hamdi, mon neveu, mon enfant. Dans cette bourgade de Bouznika où je me suis retiré, et où, quelques jours avant que tu nous quittes, nous avions passé deux week-ends de rêve, je te vois partout, je marche dans tes pas, je reconnais tes traces, j’hume l’air que tu respirais, je nage dans les eaux de la mer qui t’accueillait, je déambule dans les lieux que tu as fréquentés. Tu es avec moi, chaque minute, chaque jour, tout le temps. Je ne peux t’oublier.
Voilà mon cher enfant ce que je voulais partager avec toi depuis ton départ.
Cette conversation post-mortem est l’attache qui continue à nous lier. Un lien invisible, impérissable… jusqu’à nos retrouvailles dans l’au-delà.
Je t’aime Hamdi. Je t’aime mon enfant.


Rida Lamrini - 04 novembre 2017