mercredi 27 août 2014

En attendant une éclaircie…


Au lieu de vous livrer ma chronique hebdomadaire habituelle, je vous invite à faire une pause, effectuer un retour sur la condition du chroniqueur, découvrir un des aspects de son exercice, et dévoiler les sentiments qui l’agitent à la veille de se fendre d’un article.
J’ai cherché la définition qui caractériserait le plus fidèlement cette activité, telle que je l’exerce depuis un certain temps déjà. La formulation que l’on trouve le plus souvent est « Article d’un journal consacré à un domaine particulier de l’actualité ». Celle qui me semble s’approcher davantage de notre propos est « Rubrique de presse écrite ou audiovisuelle d’un journaliste sur des thèmes divers ». N’étant pas journaliste, j’opterai pour « Regard d’un observateur sur des thèmes divers de son monde ». Ce dernier énoncé me convient mieux.
Or, un regard est foncièrement subjectif. Nous voyons le monde avec nos lunettes, nos œillères. Nous l’appréhendons avec nos peurs, nos appréhensions. Nous le décrivons avec nos mots, nos phrases. Nous lui transférons nos attentes, nos espérances. Prisonnier de sa condition humaine, le chroniqueur analyse, commente, renvoie un angle de vision, forcément à partir de ses convictions, de ses a priori. Il est enclin à se pencher sur ce qui le préoccupe, quand bien même il s’efforcerait d’anticiper les sujets qu’il pense répondre davantage aux attentes de son lectorat. Autant de facteurs qui conditionnent le choix des thèmes qu’il aborde, des sujets qu’il traite.
Censé puiser dans ses observations du monde extérieur, il succombera bien des fois à l’envie de fouiller dans les émotions qui le traversent pour les traduire en chroniques, dans l’espoir que celles-ci, par la magie de l’écrit, arriveraient à se dépouiller de leur origine personnelle, toucheraient le plus grand nombre, et rejoindraient le champ de la pensée universelle.
Cette approche ne manque pas de difficultés. Selon qu’il vive une phase d’euphorie ou qu’il connaisse des moments difficiles, son écrit diffusera une forte foi dans la vie, ou communiquera une vague désillusion devant les aléas du quotidien. Ces deux émanations ne sont pas forcément reçues de la même manière par ses lecteurs.
S’il réussit à échapper à l’emprise de son vécu et à balayer le monde de son regard, le chroniqueur devra discriminer entre l’immédiat local et la lame de fond lointaine. Pour intéresser le plus grand nombre, il devra dans le premier cas conférer un intérêt universel au phénomène de proximité, et dans le deuxième cas révéler les implications d’événements éloignés sur le quotidien de son lecteur.
Pour comprendre le désarroi du chroniqueur, voyons ce qui se passe en ce mois d’août 2014.
Comment peut-il choisir entre la déchirure de la séparation personnelle qui le torture, en espérant se faire l’écho des milliers qui connaissent cette même épreuve chaque jour, et les turbulences qui tiraillent la région de la Mer Noire et menacent la paix dans le monde ?
Comment prétexter une chronique qui plaiderait le rapprochement à l’ouest de peuples voisins, alors qu’à l’est des populations entières sont replongées dans les obscures déchirures du Moyen Âge ?
Comment commettre un texte qui, une fois n’est pas coutume, dériderait le lecteur par sa légèreté, alors que Gaza vit chaque jour sous un déluge de feu, que chaque famille dans cette étroite bande de terre a perdu au moins un enfant ? Comment recourir au ton léger en voyant un monde, d’habitude prompt à dénoncer la perte de chaque vie humaine, devenir tétanisé lorsque cela survient en Palestine, comme si le droit international s’était arrêté aux portes de cette contrée ?
Comment agencer une chronique qui établirait le rapport entre les espérances soulevées par le printemps arabe et l’ébahissement des populations qui, après avoir tant vibré à la tombée des inamovibles dictateurs, découvrent un beau matin des batteries de missiles sol-air déployées dans leurs cités, et autour des infrastructures vitales du pays ?
Comment choisir entre se faire l’écho des préoccupations officielles au plus haut niveau de l’État  face au fossé qui ne cesse de s’élargir entre riches et pauvres, et tenter de comprendre la perception biaisée du mot Islam par les populations occidentales, devenues promptes à voir un terroriste en puissance dans chaque musulman, et peu enclines à voir en lui un être par essence paisible, mû par l’amour du bien, animé par le don de soi ?
Comment décider de consacrer des mots à l’émotion suscitée par la mort absurde du jeune footballeur camerounais, Albert Ebossé, ou réserver ses phrases à l’inquiétude nourrie par la déliquescence d’États du Moyen Orient et la montée de nébuleuses affublées des vocables de « djihadistes » et « islamiques », des mots qui défigurent une des grandes religions monothéistes de l’amour et de la paix ?
Devant un monde devenu de moins en moins lisible, le chroniqueur ne peut que ranger momentanément sa plume, taire ses sentiments, fermer sa radio, éteindre sa télé et… attendre une éclaircie dans le ciel incertain de ce début de siècle, pour honorer son rendez-vous hebdomadaire avec ses lecteurs.

 Rida Lamrini - 27 août 2014



samedi 16 août 2014

Traverse la frontière… et on se retrouve à Oran !


Tard ce jour, je consulte ma messagerie. Je suis agréablement surpris de recevoir un mail de Dalal, mon amie d’Algérie. S’ensuit un échange dont je vous livre l’essentiel :
Dalal : Bonsoir Rida. Je reviens vers toi au sujet de mon mémoire de MBA que je finalise en binôme avec mon amie Dina. Il porte sur "les politiques publiques d’appuis à l’entrepreneuriat". Un chapitre traitera du benchmarking avec d’autres pays, tel le Maroc. Je compte sur toi pour cette partie. Dina réside à Casablanca. Elle prendra attache avec toi pour en discuter plus amplement. Amicalement. Dalal.
Moi : Tu peux compter sur moi. Le sujet est passionnant. Je verrai Dina avec plaisir. À bientôt.
Dalal : Merci Rida. Dina rentre au Maroc ce mardi 12 août. Encore merci et à bientôt.
Moi : À propos, je suis pour le moment à Saidia, au nord d’Oujda.
Dalal : Mais c’est génial, traverse juste la frontière et on se retrouve à Oran.... !

Les bras m’en tombent. Je ne sais que répondre. C’est vrai. Oujda… Oran… c’est juste à côté. Il n’y a qu’à… traverser la frontière. Une limite tracée par des hommes… pour garder à distance… d’autres hommes. Dalal et moi avons échangé par mail comme si nous résidions dans la même localité. Deux êtres intellectuellement proches, culturellement semblables, humainement similaires. À aucun moment nos esprits n’ont été traversés par des considérations de nationalité, de géographie… ou de politique. Traverse la frontière… et on se retrouve à Oran ! Naturel, intuitif, simple. Pour tout esprit sensé. Pour des âmes nées dans la même culture, imprégnées de la même histoire, parlant la même langue, imbues des mêmes valeurs ancestrales.
Pourtant des esprits s’entêtent à garder cette frontière fermée. À l’encontre de la volonté des peuples. Sans les consulter. Sur la base d’iniques décisions prises dans le secret des alcôves d’une haute et mystérieuse bureaucratie politique. Que ne donne-t-on pas la parole aux milliers de familles et aux millions d’êtres qui vivent de part et d’autre de cette « frontière » pour s’exprimer sur une décision qui a brisé des familles, éloigné des cousins, séparé des amis, contrarié des échanges, tari des vocations. Ils n’ont d’ailleurs pas attendu qu’on les consulte. De part et d’autre, ils traversent par milliers chaque jour la « frontière » au nez et à la barbe des forces chargées de la garder fermée.
Ma tête bouillonne. Je prends la direction d’Oujda et m’arrête à la sortie de Saidia. Là, la route sillonne au fond d’une gorge. Entre deux montagnes. Deux montagnes si proches qu’on a l’impression qu’elles vont s’embrasser. À l’image des hommes et des femmes qui, chaque jour, faute de pouvoir se rencontrer, de se serrer dans leurs bras, s’arrêtent à cet endroit pour se faire des gestes de la main, crier à tue-tête à l’adresse de vis-à-vis qui se tiennent à une dizaine de mètres, de l’autre côté de la rivière Kis qui coule dans la gorge.
Je m’approche. Mon attention est attirée par deux femmes penchées sur une enfant.
– Tu vois Tati ma fille ? dit la plus jeune des femmes.                                                                               
– Oui maman. Pourquoi elle ne vient pas chez nous ?
– Elle est occupée pour le moment. Elle viendra ma chérie. Et tu vois ta cousine ?
L’enfant fait des gestes de la main à la jeune fille qui se tient de l’autre côté près de sa tante.
– Et le garçon près de Tati, c’est ton cousin. La dame à côté de Tati, c’est ta tante.
– Tu as combien de sœurs maman ?
– Quatre. Deux sont là devant. Les deux autres sont décédées.
– Celle que je vois est vieille maman. Dis-lui de venir vite. Sinon je risque de ne pas la voir.
Je jette un regard indiscret sur la maman. Je crois voir une larme perler dans ses yeux.
Le cœur brisé, je m’éloigne. D’insensibles autocrates gardent « la frontière » fermée, pendant que des centaines d’individus défient chaque jour la barrière dressée et, par la force de la volonté et de l’imagination, se voient, se parlent, échangent, à distance. Ils étanchent leur soif du cousin, atténuent leur manque de la tante, calment leur désir du frère.
Tous les jours, entre deux montagnes à la sortie de Saidia, dans un endroit appelé Bin Lajraf, de chaque côté de la rivière Kis, des jeunes en groupes, des individus seuls, des familles entières se rendent visite, prennent des photos, crient pour se faire entendre, s’envoient des sms, partagent des images.
Ils viennent voir leurs proches… affirmer leur vocation de citoyens du monde, et envoyer un dérisoire pied de nez aux politiques aveugles. Ce faisant, ils perpétuent les liens humains historiques et les relations culturelles séculaires que des politiques pensent avoir à jamais brisés.
Impuissant mais résolu, je réponds à l’invitation de Dalal et traverse, par la pensée, la rivière Kis à Bin Lajraf et la rejoins à Oran, porté par un désir légitime d’échanger sur des préoccupations communes qui ignore les frontières et les bornages, à l’instar des millions d’êtres humains qui vivent de part et d’autre d’une limite d’un autre âge.

Rida Lamrini - 13 août 2014

mercredi 6 août 2014

Le nuage noir


Au loin, très loin, aussi loin que porte le regard, un immense nuage noir s’élève dans le ciel, poussé par des flammes géantes. L’horizon s’obscurcit rapidement. Le bruit assourdissant d’une monstrueuse déflagration nous parvient comme le roulement du tonnerre après l’éclat des éclairs. Le nuage se dirige vers nous à grande vitesse tout en continuant à s’élever. De ma terrasse, je vois ce spectacle terrifiant. Mon cœur bat à tout rompre. Autour de moi, les miens sont épouvantés, leurs yeux exorbités. Paniqués, nous cherchons un refuge. Comme la cabane en paille du petit cochon et le méchant loup, notre maison est bien fragile devant les masses noires. Leurs ténèbres enflammées vont bientôt nous engloutir. La fin est venue… la fin du monde.

Je m’en remets au Seigneur et… finis par me réveiller ! Ouf ! C’était un cauchemar ! Quel bonheur de retrouver le monde réel !
Je tourne la radio. Les nouvelles s’enchaînent.
La bande de Gaza a vécu une nouvelle nuit d’intenses bombardements. Entre le 8 juillet et le 4 août 2014, le carnage s’élève à près de 2.000 morts, des milliers de maisons et des dizaines d’écoles détruites, et une économie au tapis un peu plus ruinée. Hôpital de Gaza, des familles entières décimées. Des enfants sont morts sous les bombes et des milliers de gens piégés dans une étroite bande de terre entre blindés, avions, navires militaires et drones.
« Je condamne dans les termes les plus fermes cette grave violation du droit international par les forces israéliennes », a déclaré Pierre Krähenbühl, chef de l’UNWRA[1], après un tir qui a tué 16 Palestiniens dans une de ses écoles. Un génocide est perpétré pendant que le monde regarde ailleurs. La tragédie ne suscite ni indignation, ni compassion. Pas même chez ceux proches des palestiniens par la langue, la religion, l’histoire. Certains, prompts à parler d’autodétermination pour défendre des peuples fantômes, restent silencieux devant le massacre de Gaza. Instructif.
Comment célébrer dès lors l’Aid al Fitr lorsque toute une population est piégée dans quelques km2 sous une pluie de bombes ? Comment vaquer au quotidien devant les horreurs commises au grand jour ? Comment ne rien faire pour la Palestine.... cette injustice originelle de l’humanité ?
Crash du MH17 : on se bat à quelques kilomètres du lieu du crash. Un cimetière à ciel ouvert. 300 cadavres gisent à l’air libre. En quelques mois, le malheur a frappé de nouveau la belle Malaisie et plongé son peuple attachant dans le deuil. Je suis triste pour mes amis malaysiens. Accablant.
Tour de France : les cyclistes observent une minute de silence au départ de la 13ème étape en mémoire des victimes du vol MH17. L’équipe Belkin arbore un brassard noir en hommage aux victimes néerlandaises. Pas une pensée pour les enfants de Gaza. Édifiant.
Ukraine-Russie : l’Europe a été historiquement le terreau des déflagrations mondiales. Sommes-nous aux portes du 3ème conflit planétaire… et peut-être la fin du monde ? Inquiétant.
L’Occident resserre ses sanctions autour de la Russie. Toujours rien contre Israël ! Ahurissant.
Syrie-Irak : la région sombre dans le chaos. Merci à tous ceux qui ont cuisiné cette tambouille. Ceux à la recherche d’armes de destruction massive, et les allumeurs d’incendies religieux. Éclairant.
Je ferme la radio et ouvre le journal. Une femme a tué son mari à coups de couteaux pendant qu’il dormait. Fatiguée d’être maltraitée. Un avocat pousse sa fille de 6 ans à tuer sa mère. Paniquée, la petite fille avoue que son père la violait. Un homme est tué par un coup de couteau à la gorge pour avoir demandé que cesse le tapage nocturne au bas de son immeuble. Écœurant.
Trois immeubles s’écroulent à Casablanca. 23 morts et des dizaines de blessés. D’autres bâtiments s’étaient déjà effondrés. D’autres suivront. Rien de nouveau à l’ouest. Affligeant.
Un président de commune pris en flagrant délit d’arnaque. De hauts responsables se partagent le gâteau des plages de sable fin à des prix dérisoires. Un ancien des renseignements généraux éclabousse des figures de la politique nationale. Déprimant.
La page du quotidien rapporte une quinzaine d’autres faits aussi dégoûtants qu’abominables. Le journal comporte une vingtaine de pages. Cela fait une bonne centaine d’affaires judicaires par jour. Soit plus de 3.000 dossiers en un an. Sans parler de ceux qui ne trouvent pas le chemin des journaux. Pauvre justice.
J’abandonne la lecture du journal.
Je rouvre la radio. Dimanche 3 août, une école gérée par l’ONU, dans laquelle plusieurs femmes avec leurs enfants avaient trouvé refuge, a été détruite. Une étape morale a été franchie avec cette sixième attaque. Nous condamnons très fortement cet acte. Nous trouvons inacceptable que des civils qui se trouvent dans une école des Nations unies trouvent la mort, parmi lesquels beaucoup d’enfants. Dixit Salvatore Lombardo, responsable de la communication de l’UNRWA. Désespérant.
Je n’en peux plus. Je referme la radio. Je retourne au lit, me fourre sous les draps. Je reprends mon rêve du nuage noir. Je m’y sens mieux que dans la réalité. 

Rida Lamrini - 06 août 2014









[1] Agence de l’ONU pour l’Aide aux réfugiés palestiniens