mercredi 16 juillet 2014

Yassine, l’enfant des bombes


Dans la pénombre du hall d’entrée de leur modeste demeure, Yassine triture un vieux jouet. Son frère aîné passe en courant, suivie par sa sœur. Celle-ci s’arrête en le voyant, l’attrape par le bras et l’entraîne à l’intérieur de la maison. Il se laisse faire, tout en continuant à tirer sur son jouet.
– Maman, ils arrivent ! s’écrie sa sœur
– Je sais ma fille. J’ai entendu la radio. Où est ton père ?
– Dehors. Il discute avec des journalistes !
La maman se dirige vers l’extérieur. Dans la rue poussiéreuse, au milieu des gravats, elle aperçoit son mari, Ismaïl, entouré des gamins du quartier, face à un journaliste qui lui a tendu un micro.
– Cela fait cinq jours qu’on nous bombarde. Aujourd’hui, ils menacent de nous envahir. On ne quittera pas notre ville. Nous n’abandonnerons pas nos maisons.
– C’est que nous ont dit la majorité des habitants ici, rétorque le journaliste. Pourquoi cela ?
À quelques mètres de là, des enfants s’entraînent à jeter des pierres sur un ennemi imaginaire. Yassine rejoint son père, et se mêle aux autres enfants. Ismaïl poursuit :
– Parce que nous n’avons peur de personne, ni des avions, ni des bombes, ni des tanks, ni des balles. Ils ont beau envoyer des messages pour évacuer, nous ne bougerons pas. Nous sommes des résistants. La volonté de vivre… la volonté de rester est plus puissante que les armes de l’ennemi. La résistance du peuple… la résistance civile est plus puissante.
Un passant s’arrête et interpelle le journaliste :
– Vous voyez les décombres là-bas ? Il y avait six immeubles. Trois sont encore debout et menacent de s’effondrer. Le reste n’est que ruines. Le site a été pilonné sans crier gare. Ils ont tué une majorité d’enfants et de femmes. Toute ma famille a été anéantie. Je ne cesse d’errer sur le site. J’espère trouver des restes de corps ou des objets qui leur ont appartenu.
Le journaliste repère dans sa main une paire de boucles d’oreille, une photo et un sac d’enfant.
– Mais il n’y a plus rien, poursuit l’homme. Ils ont tout détruit. Tenez, regardez.
Le journaliste a un mouvement de recul en voyant le bout de corps déchiqueté que l’homme a sorti d’un sac un plastique.
– C’est le pied d’un enfant. Le monde doit savoir que notre ennemi est un état terroriste ! Il doit être jugé en tant que tel ! Nous ne plierons pas ! Nous sommes tous des combattants, des résistants !
Quelques mètres plus loin dans la rue, des cris s’élèvent. Les regards se tournent vers une femme vêtue de noir qui gesticule au milieu des gravats et des décombres de maisons effondrées :
– Où sont les peuples frères ? Où sont les peuples amis ? Où sont les Nations Unies ? Ils devraient venir nous soutenir ! Pourquoi personne ne bouge pour nous ? Nous habitons près d’un ennemi armé jusqu’aux dents qui bombarde des civils sans défense ! Dieu seul sait ce qu’il va advenir de nous !
Une carriole rafistolée passe en vitesse, conduite par deux jeunes. Ils semblent pressés, comme s’ils quittaient les lieux. Ismaïl rentre chez lui, suivi des siens. Le journaliste s’en va, suivi des enfants de la rue. La foule se disperse. La rue se vide. Yassine se retrouve seul, avec son jouet.
Le ciel bleu se met à tonner, comme lors d’un orage. L’enfant continue de s’amuser avec son jouet. Le bruit des bombardements lui est familier, comme la musique l’est pour d’autres. Le bruit lui rappelle son frère Ahmed, mort il y a quelques mois lors d’un raid de l’ennemi. Et Omar, le fils des voisins. Et Ali, le grand gaillard de la maison détruite en face. Et Hassan, et Zakaria, et Khalid. Tous morts, les poings brandis vers le ciel, dans le déluge de feu, fiers et défiant le puissant ennemi.
Yassine se rappelle son frère Ahmed qui l’entraînait à jeter les pierres, lui racontait l’histoire de leurs parents. Comme la raconte son père Ismaïl le soir, devant la famille rassemblée dans le patio poussiéreux de la maison, autour de la flamme de la bouteille de butane, dans l’obscurité qui couvre la ville. La déchirure remonte à 1947. Ses grands-parents furent dépossédés de leur terre par des étrangers surgis de nulle part qui brandissaient des titres de propriété bibliques. Avec la bénédiction de la communauté internationale ! Aujourd’hui, le peuple de Yassine est arraché à ses terres, pendant que les étrangers vivent dans un État armé, financé et porté à bras le corps par la première puissance mondiale, défiant crânement les résolutions de l’ensemble des Nations Unies.
Yassine sait que son destin est tout tracé. Zakaria le martyr le lui avait dit : refuse de vivre dans l’errance sous le joug de l’ennemi, et meurt dignement, les armes à la main !
Un bruit d’enfer déchire l’atmosphère. Yassine est projeté au loin, évanoui.
Le voile noir qui obscurcit son regard finit par se dissiper. Il se frotte les yeux, puis le corps pour enlever la poussière qui le couvre. Il regarde autour de lui. Sa maison n’est plus. Elle a été soufflée. Il n’y a plus que des décombres à sa place. Sa famille était à l’intérieur.
Yassine sait que le temps est arrivé pour lui de rejoindre bientôt Ahmed, Zakaria… et les siens.
C’est le destin des enfants des bombes… les enfants de Gaza… sous le regard d’un monde indifférent… décrits par ma plume impuissante… dans mon écrit dérisoire…

 Rida Lamrini - 16 juillet 2014



mercredi 9 juillet 2014

Pour que ne se brise jamais la chaîne d'amour


Ahmed roule sur une route déserte. Soudain, il aperçoit une voiture arrêtée sur le côté. Elle semble en panne dans cet endroit désert. Il ralentit. Arrivé à sa hauteur, il aperçoit une vieille dame dans la faible lumière du jour. Elle se tient debout contre la voiture.
Il s’arrête, sort de sa vieille voiture et se dirige vers la dame. Terrifiée, debout sous le crachin, elle grelotte de peur autant que de froid. Un sourire se dessine aussitôt sur le visage de la dame. Cela fait un moment qu’elle attend, désespérée de voir quelqu’un se porter à son secours. L’air hébété, elle s’interroge sur les intentions du jeune homme ?
– Je vais vous aider Madame, dit-il. Rentrez dans la voiture. Il y fait meilleur. Mon nom est Ahmed.
Il constate un pneu crevé. La dame ne peut rien y faire en raison de son âge. Il ouvre le coffre arrière et y trouve le nécessaire pour changer la roue. Il s’accroupit, place le cric sous la voiture, se frotte les mains pour se réchauffer et se met au travail. Une fois la roue remplacée et les écrous resserrés, il range les outils et referme le coffre. La dame voit qu’il s’est sali les mains et blessé un doigt. Elle abaisse sa vitre et lui dit :
– Je ne vous remercierai jamais assez de m’avoir tirée de cette mauvaise affaire. J’ai eu peur, vous savez. Je commençais à m’imaginer des choses affreuses avant votre arrivée. Combien je vous dois ?
– Je n’ai pas à être payé chère Madame, dit Ahmed. Je n’ai rien fait pour ça. Ce n’était pas un travail. Je n’ai fait que changer votre roue. Vous étiez dans le besoin.
Elle sourit. Il continue :
– Vous savez Madame, Dieu sait combien de fois on m’a assisté dans le passé. Normal qu’à mon tour j’aide ceux qui en ont besoin ! Mais si vous voulez me payer en retour, la prochaine fois que vous voyez quelqu’un dans le besoin, donnez-lui un coup de main et…souvenez-vous de moi !
Elle démarre son véhicule et reprend sa route. C’est une belle journée froide. Ahmed reprend son chemin vers chez lui. Il se sent bien. Pourtant, la vie n’est pas facile pour lui en ce moment.
À quelques kilomètres de là, la vieille dame s’arrête à une auberge pour se réchauffer et prendre une bouchée. Malgré l’heure tardive et une rude journée de travail, la serveuse qui était sur le point de baisser le rideau l’accueille avec un sourire avenant, lui offre une serviette propre, l’aide à sécher ses cheveux mouillés et lui sert à manger. La vieille dame remarque sa mise modeste et son ventre de plusieurs mois. Mais ni l’effort ni le travail n’ont altéré sa bonne humeur !
La vieille dame se demande comment une personne avec si peu peut être aussi généreuse envers une étrangère. Elle se souvient d’Ahmed. Son repas fini, elle pose un billet de de forte valeur sur la table. La serveuse s’en va chercher la monnaie. La dame en profite pour se faufiler dehors et disparaître. De retour, la serveuse se demande où la cliente a bien pu aller. Elle remarque une note sur la table : « Vous ne me devez rien. Je suis aussi passée par là. Quelqu’un m’a aidé à m’en sortir. je le fais à mon tour avec vous. Si vous voulez me payer en retour, ne laissez pas cette chaîne d’amour prendre fin avec vous. »
Sous la serviette de table, il y a quatre autres billets de la même valeur. Les yeux de la serveuse s’embuent. Transportée de joie, elle décide de s’occuper plus tard des tables à nettoyer, des boîtes de sucre à remplir… Elle remonte au premier étage où elle vit, se met au lit en attendant son mari. Elle sait combien celui-ci est inquiet. Leur ménage est criblé de dettes. Elle pense à la note et à l’argent que la vieille lui a laissés. Comment a-t-elle pu savoir qu’elle et son mari en avaient besoin ? Avec un bébé le mois suivant, cela s’annonce très dur.
Quelques instants plus tard, au moment où son mari se glisse près d’elle, elle lui donne un doux baiser et chuchote à son oreille :
– Tout ira bien Ahmed. Je t’aime.
Un vieux dicton dit un bienfait n’est jamais perdu et les mains ouvertes finissent par attraper quelque chose.
Depuis que j’ai appris cette histoire, je ne cesse de penser à Ahmed, son épouse et la vieille dame. Je pense à eux et partage leur histoire autour de moi. Il y a tant de gens qui sont dans le besoin dans ce monde. Je partage leur histoire pour que la lumière continue de briller, pour que ne se brise jamais la chaîne de l’amour, pour que l’on ne se lasse jamais de faire du bien… non jamais.

 Rida Lamrini - 09 juillet 2014


mercredi 2 juillet 2014

Mort des partis ?


Bigre ! Le titre occupe la largeur de la page : « Des acteurs politiques proclament la mort des partis ». Je plonge dans la lecture de l’article toute affaire cessante. Arrivé au bout, je reste sur ma faim. Je fonce aussitôt vers Ba Jalloul. Vous savez, l’homme qui éclaire ma lanterne chaque fois que je bute sur un sujet dont les intrications me tarabustent les méninges. C’est du moins ce que j’espère en allant le voir. Car bien des fois je reviens de chez lui avec plus de questions que je ne m’en posais.
À cette heure-ci, il doit être sûrement à son café habituel. Arrivé à l’estaminet, je reste sur le trottoir, dérouté. Le garçon me reconnaît. Voyant mon air penaud, il s’avance et me demande :
– Vous cherchez Ba Jalloul ?
J’opine de la tête.
– Installez-vous, dit-il en me désignant une table. Il arrive. Je vous apporte votre thé à la menthe.
Mon ami apparaît quelques minutes après. Je ne me lasse pas de voir son chapeau noir, sa silhouette typique flanquée de ses deux pékinoises, tout heureuses de faire leur balade quotidienne.
– Qu’est-ce qui te tracasse encore ? me lance-t-il pendant qu’il s’installe en enlevant son chapeau.
– La mort des partis politiques !
– La dernière fois, tu as voulu qu’on parle de la politique en deux mots. J’ai parlé de compétences. Tu as ajouté vertu. Ton compte est bon. Maintenant tu veux zigouiller les partis politiques !
– Je veux juste comprendre ceux dont dépendent notre quotidien et l’avenir de nos enfants. Surtout trouver plus fréquemment chez eux l’un ou l’autre des deux mots. Je viens de lire un rapport sur une rencontre d’acteurs politiques qui prédisent la mort des partis.
– Je l’ai lu aussi, laisse-t-il tomber.                                                  
Je m’en réjouis. Je suis tout ouïe. Encore faut-il que je mette Ba Jalloul sur la voie.
– J’ai fait mon homework, tu sais. L’article 7 de la constitution dit que les partis politiques œuvrent à l’encadrement et à la formation politique des citoyennes et citoyens, à la promotion de leur participation à la vie nationale et à la gestion des affaires publiques. Si demain ils disparaissent, on fait quoi ?
Ba Jalloul sourit et fait :
– Les partis ne sont intéressés que par la suite de l’article : Ils concourent à l’expression de la volonté des électeurs et participent à l’exercice du pouvoir… Mais qui a participé à cette rencontre ? Le parti communiste, au gouvernement mené par des conservateurs ! Le parti socialiste. Longtemps dans l’opposition. Il a gouverné récemment, mais en est sorti laminé. Et un parti d’opposition viscérale. Que veux-tu qu’il sorte, sinon des récriminations, des critiques acerbes et de sombres prévisions comme la mort des partis !
– Tu es de droite Ba Jalloul ? osé-je lui demander.
– Je ne suis ni de gauche, ni de droite. Tout ça c’est du pipeau.
– Tu ajoutes donc de l’eau au moulin de celui qui, durant la rencontre, affirma que le parti dominant est celui de l’abstention. Il aurait même des militants contre la politique, arguant que les politiques ne sont plus dignes de confiance. Alors, quelle différence fais-tu entre les partis actuels ?
– La seule différence est entre ceux conscients des enjeux du pays et ceux qui sont les lobbies d’une minorité. Elle se joue entre ceux qui portent les aspirations des citoyens et les professionnels qui se vautrent dans les méandres politiciens. La ligne de démarcation sépare les tenants des valeurs de progrès et de justice, de ceux qui s’accrochent à un monde de clientélisme et de privilèges.
– Alors, les partis finiront par mourir ou pas ? demandé-je en refrénant un début d’agacement.
– Tes Cassandre parlent sûrement de la mort de leurs partis, pas de celles des partis. Ils voient dépérir les valeurs de leurs partis. Quant aux partis, ils existeront tant qu’il y aura des individus intéressés par l’exercice du pouvoir… pour le pouvoir…
– Et quid de l’expression de la volonté des électeurs… ? C’est le parti des abstentionnistes qui s’en chargera ?

Comme lors de notre dernière rencontre, Ba Jalloul met fin à la conversation en ouvrant son journal. J’en suis pour mes frais. Ma question rejoindra celle que je lui ai posée avant sur la vertu…
Rida Lamrini - 02 juillet 2014